LA TRÈS GRANDE BIBLIOTHÈQUE CRAINT MOINS LE FEU QUE CELLE D’ALEXANDRIE
De Gaulle a eu droit à un aéroport international ; Pompidou au plus moderne des hôpitaux ; Mitterrand, qui consacrait une journée par semaine à fouiner dans les petites librairies, survit à travers les quatre tours d’une très grande bibliothèque où des ascenseurs desservant 18 étages ont pris la relève des échelles qui se heurtaient au plafond. A l’origine, un voeu de François Mitterrand, exaucé en sept ans, inauguré par lui-même sur un site baptisé plus tard de son nom à la demande de Jacques Chirac. Démarche du plus littéraire de nos présidents, fou de lecture et ambitionnant de partager son plaisir avec le plus grand nombre. Mission accomplie. Deux mille chercheurs étudient quotidiennement quelquesuns des 40 millions de bouquins ou de documents qu’acheminent vers eux depuis les réserves
330 chariots à balancelle circulant au-dessus de leur tête. La plupart préparent des thèses qui, menées à leur terme, constitueront de nouveaux ouvrages sur lesquels se pencheront les générations suivantes. Et ainsi de suite jusqu’à ce que la civilisation des loisirs ait imposé sa dure et reposante loi de ne plus jamais penser à rien. Etrange et paradoxal univers que celui qui réunit dans le plus grand silence les contemporains qui auraient le plus de choses intelligentes à dire.
L’architecte Dominique Perrault n’a pas lésiné sur la superficie des parties collectives. Chaque couloir a les proportions d’une bibliothèque municipale. D’interminables esplanades mènent à ces jardins parfois plus fertiles que les cerveaux humains et dont Mitterrand prétendait qu’en s’y promenant on favorisait la réflexion. Les quatre très grandes tours auxquelles on a donné la forme de livres que seul King Kong pourrait feuilleter recèlent les exemplaires rares venus de la bibliothèque Richelieu auxquels s’ajoute quotidiennement – exigence d’un dépôt légal créé par François Ier – tout ce qui vient de paraître. Gutenberg, s’il bénéficiait de l’accréditation indispensable à certains accès, ne serait pas peu surpris par cette accumulation de journaux imprimés depuis Théophraste Renaudot mais également de la production audiovisuelle. A l’avènement de notre Xe République, les hologrammes des différents présidents accueilleront-ils les enfants des écoles avant qu’on leur montre dans les studios consacrés à la préhistoire de la télé Guy Lux dialoguant avec Claude François et votre serviteur se moquant cruellement de Mireille Mathieu ? Un mariage réussi entre les vieux grimoires prêtés par l’établissement et les ordinateurs dernier cri utilisés par les chercheurs pour stocker leurs trouvailles. Jusqu’à dix ouvrages consultables par jour pour un forfait annuel de 50 euros. Ce serait dommage de s’en priver. S’il existe un endroit où les bruits de la ville ne parviennent pas, où la mixité ne suscite aucun contact et où le regard s’attarde davantage sur les incunables que sur les morphologies, c’est bien ici où la culture s’allonge comme une vis sans fin tandis que la numérisation permet de retrouver en quelques secondes des chefs-d’oeuvre (mais pas seulement) vieux de plusieurs siècles.
J’ai un peu connu François Mitterrand, amoureux des livres autant que des dames, et qui privilégiait les premiers lorsqu’ils évoquaient avec talent les secondes. Plus que des pages du Journal officiel, il avait mémorisé le Journal de Jules Renard. Autre éminent bibliophile, Pierre Brisson, qui fut mon premier patron au Figaro, avait la passion des éditions originales. Celles de Molière en particulier qu’il étalait sur des peaux de chamois en défendant expressément d’y toucher. Je ne peux penser à eux sans me demander aussitôt quels trésors la Très Grande Bibliothèque continuera à emmagasiner. La bande dessinée aura-t-elle pris définitivement la relève des romanciers qui, aujourd’hui, ne sont plus capables que de raconter leur propre vie ? Combien d’intelligences artificielles siégeront-elles en l’an 2100 à l’Académie française ? Les écrivains virtuels seront-ils dispensés du port du bicorne et de l’épée ? Combien de tours supplémentaires aura-t-il fallu construire d’ici là pour entreposer les derniers survivants d’une presse écrite où la découverte du cosmos tiendra plus de place que la vie sur terre ? Le nombre croissant de curieux exigera-t-il qu’on double les escaliers roulants ou, moyennant un petit supplément, pourra-t-on se faire parachuter du 50e étage de la nouvelle tour centrale ? Pour accueillir la production contemporaine, devra-t-on débarrasser les kilomètres de rayonnages saturés des milliers de volumes empilés sans souci qualitatif ? Le soleil et les rats ne seront-ils pas venus à bout de toutes les collections ? La porte coupe-feu protégera-t-elle durant les quatre heures jugées nécessaires à l’intervention des pompiers de la destruction qui anéantit la bibliothèque d’Alexandrie ? Conservera-t-on un exemplaire de Madame Bovary comme un diplodocus au Jardin des Plantes ? La Bible de Gutenberg sera-t-elle présentée comme La Joconde au musée du Louvre, sous un épais blindage et protégée par des robots armés ?
Le regard s’attarde davantage sur les incunables que sur les morphologies