A Liverpool, le coeur des Beatles bat encore
C’est là, sur les bords de la Mersey que tout à commencé. Alors que « Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band » fête son 50e anniversaire, la ville natale des quatre Beatles se porte mieux que jamais et enchantera le visiteur : on n’y marche jamais seul.
ICI SONT NÉS QUATRE GARÇONS AYANT VENDU PLUS DE DEUX MILLIARDS DE DISQUES
C’est une chambre étroite qui doit faire 6 m2, à l’unique étage d’une maison en crépi gris. A droite, un lit une place. Devant le bow-window, un petit bureau sur lequel traînent quelques dessins et poèmes à l’écriture enfantine. Au mur, un poster d’Elvis. Celui de Brigitte Bardot a disparu.
Nous sommes au 251 Menlove Avenue, là où John Lennon « faisait ses rêves », selon son expression. Dehors, la grande et verte avenue charrie ses voitures dans le quartier paisible de Woolton, à Liverpool. A moins de 2 kilomètres de là, au 20 Forthlin Road, également à l’étage, une autre petite chambre dont le lit ressemble à une banquette, sur lequel est posée une guitare acoustique de la marque Epiphone, modèle Zenith… Ici, un jeune Paul McCartney ne se doutait pas qu’un jour les habitants de Liverpool, sa ville, le considéreraient comme un dieu.
L’anniversaire est universel : il y a cinquante ans sortait Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band. Aujourd’hui, trois de ceux qui ont participé à sa création – John Lennon, George Harrison et le génial producteur et collaborateur habituel des Beatles, George Martin – ne sont plus là pour souffler ses bougies, ni pour éventuellement contester la très controversée nouvelle version de l’album bricolée par le fils de Martin, Giles, trop jeune pour avoir assisté aux enregistrements historiques de son père avec les intéressés. Considéré à juste titre comme l’un des plus grands albums de l’histoire de la pop, il a également longtemps été reconnu comme le meilleur des Beatles même si, depuis plusieurs années, tout le monde a revu à la hausse la grandeur de Revolver, le précédant de quelques mois. La chronologie, pourtant, ne trompe pas… Si l’on considère qu’en 1967, outre Sgt. Pepper, le groupe sort des choses aussi fondamentales que I Am the Walrus ou All You Need Is Love, on peut affirmer que c’est durant cette année-là, l’année du Summer of love et du psychédélisme, que les Beatles atteignent leur pinacle et évoluent à des sommets qu’ils n’allaient plus fréquenter qu’occasionnellement jusqu’à leur séparation, trois ans plus tard : après suivraient un voyage en Inde dont la plupart reviendraient désabusés (hélas, le bon gourou hindou a tenté de violer la soeur de Mia Farrow, également présente ; quelle idée aussi…), et quelques grandes chansons. Mais le temps des pas de géant et de l’invention sonore serait définitivement derrière eux : les Beatles de l’album blanc ou d’Abbey Road voire, pire encore, de Let It Be, allaient devenir « classiques », pour ne pas dire convenus.
Enfin, c’est en cette même année 1967, quelques mois avant la parution de Sgt. Pepper, que le groupe sort le plus fascinant de tous ses singles, et probablement le plus important de toute l’histoire de la pop. Les deux chansons sont initialement prévues pour l’album mais, pressé par la maison de disques EMI de produire un nouveau tube, les Beatles se dépêchent de sortir un 45-tours avec « deux faces A », comme on dit à l’époque. Ce qui signifie clairement que chacun des deux morceaux peut être joué à la radio. Et quels morceaux… Sur une face, Strawberry Fields Forever, de Lennon. Sur l’autre, Penny Lane, de McCartney. Le premier est une rêverie psychédélique à la Lewis Carroll filant par moments dans des dérives sourdement inquiétantes. Le second est une chanson enlevée, rétro, avec un passage à la trompette piccolo néobaroque, même si l’ensemble sonne comme une version pop et sixties de ce qui aurait pu être un tube de Broadway dans les années 30. Deux faces différentes pour une pièce de la même monnaie… Aucun single ne résume aussi parfaitement ce qui opposait Lennon et McCartney : l’un semble morose et perturbé, l’autre bonhomme et optimiste. Les deux expriment pourtant de concert une nostalgie étonnante de la part de jeunes hommes âgés de 26 et 24 ans. Cette nostalgie inédite en cette époque sixties de modernité absolue (seul Ray Davies, des Kinks, ose s’y frotter), c’est celle de leur enfance et de leur ville, Liverpool, quittée à peine cinq ans auparavant.
Le single légendaire fut finalement le premier et l’un des très rares dans leur carrière à ne pas atteindre la première place du hit-parade britannique (il se contenta de la deuxième) : les fans et les critiques furent déconcertés par le complexe morceau de John, qui avait nécessité plus de quarante heures de travail et dont la version finale est l’assemblage de deux prises différentes de la chanson (pour les réunir, il fallut ralentir l’une et accélérer l’autre, ce qui donne à la voix de Lennon ainsi trafiquée un caractère irréel). Mais il plaça Liverpool au centre du monde. Car c’est ici, dans les banlieues sud de la ville, à près d’une heure de bus du centre, que tout a commencé. Et préci-
sément à St. Peter’s Church, le graal de tous les fans des Beatles : là où, le 6 juillet 1957, McCartney est présenté par un ami commun à John Lennon, venu jouer avec son groupe de skiffle, les Quarrymen, à la fête paroissiale par un samedi ensoleillé. McCartney interprète quelques chansons devant John, dont Twenty Flight Rock d’Eddie Cochran. Impressionné, le jeune teddy boy Lennon embauche Macca quelques jours plus tard. Le jeune Paul ne tarde pas à se rendre régulièrement à Mendips, la maison où John vit avec sa tante Mimi, située non loin de St. Peter’s Church, dans le quartier de Woolton, à quelques centaines de mètres de Strawberry Field, un orphelinat de l’Armée du Salut entouré d’un vaste jardin où John et ses copains, les outlaws, aiment déambuler clandestinement. Pour y aller, Paul prend souvent deux bus et en change au terminus,àl’arrêtdePennyLaneoù,souvent,lesdeuxgarçons se retrouvent.
La demeure de Lennon, parfaitement conservée, appartient désormais, comme celle de Paul, au National Trust. On peut la visiter. C’est une petite maison cossue… Pour les fans, le moment est émouvant. Mais surtout, l’habitation étonne par son confort, bien que modeste, et par sa situation dans un quartier tranquille : celui qui connaîtrait plus tard un tube avec Working Class Hero venait en fait d’un milieu middle class, l’équivalent chez nous de la petite bourgeoisie. Sa tante Mimi voyait d’un mauvais oeil qu’il fréquente des garçons working class à l’accentscouse venant des quartiers de logements sociaux comme Paul McCartney (qui n’avait pas d’accent, ses parents ayant lutté contre), puis l’ami de Paul, George Harrison (qui en avait un très prononcé). Les deux tiers des habitations de Liverpool ont été détruites pendant la guerre : pour reloger tous les sansabris, il fallait construire rapidement des zones entières de logements modernes et bon marché. Lennon ne vient pas du même monde. Mais le sien n’est pas totalement rose pour autant : sa mère Julia l’avait confié enfant, à sa soeur Mimi, et lui avait fait croire que son père marin – qu’en réalité elle ne voulait plus voir – l’avait abandonné. Lorsqu’elle décide enfin de se rapprocher de son fils, l’adolescent est fou de joie, d’autant que cette jeune mère ressemblant plus à une grande soeur chante, danse, aime Elvis et joue de l’ukulélé. Ces retrouvailles sont de courte durée : Julia meurt le 15 juillet 1958, renversée par un policier ivre incapable de contrôler son véhicule. Lennon a 17 ans, le traumatisme le marque à jamais (et en dit long sur sa future relation avec Yoko Ono). Il affirmera plus tard, après lui avoir consacré au moins deux chansons, →
→ Julia (« So I sing a song of love for Julia ») et Mother (« Mother, you had me, but I never had you »), avoir perdu sa mère à deux reprises : « D’abord quand elle m’a abandonné, puis juste après l’avoir retrouvée, lorsqu’elle est morte. » Paul McCartney, lui aussi, connaît le deuil. Alors qu’il a 14 ans, sa mère Mary meurt d’un cancer du sein en deux semaines. Son père l’élève seul avec son frère cadet Michael et la perte lui inspirera Let It Be (« When I find myself in times of trouble, mother Mary comes to me, speaking words of wisdom, let it be… There will be an answer, let it be… » : enfant, lorsque Paul avait des soucis, sa mère lui disait « laisse aller, on trouvera une solution ») En 1958, un an après s’être trouvés, les deux jeunes apprentis musiciens ont tous deux perdu leur mère ; ce n’est rien de dire que ce point commun a dû sceller leur amitié. Dans la maison cosy de Lennon, les deux garçons répètent. Lennon, qui a toujours détesté sa propre voix – raison pour laquelle, par la suite, avec les Beatles ou en solo, elle fut toujours doublée et nimbée d’écho –, aime chanter avec Paul dans le hall d’entrée de la maison qui garantit une bonne réverbération, lui évoquant sans doute le son des enregistrements Sun d’Elvis, de Carl Perkins ou de Jerry Lee Lewis dont les deux raffolent… Un peu plus au sud, dans le quartier très pauvre de Speke où McCartney l’avait rencontré avant de déménager pour le faubourg à peine moins sordide d’Allerton, le très jeune George Harrison pratique assidûment la guitare, et c’est sa solide technique qui lui vaut de rejoindre les Quarrymen de Lennon, d’abord réticent devant son air juvénile. Il intègre le groupe en février 1958, alors qu’il n’a pas encore 15 ans. Dans la maison de John à Woolton ou dans celle de Paul à Allerton, les deux compositeurs en herbe mettent au point quelques chansons dont Love Me Do, I’ll Follow the Sun et She Loves You (Paul avait déjà composé When I’m Sixty-Four sur le piano de son père, bien avant d’avoir rencontré John). Bientôt, en 1960, les Quarrymen deviennent les Beatles et recrutent Stuart Sutcliffe à la basse, un ami de John aux Beaux-Arts, ainsi que Pete Best à la batterie, fils de la tenancière d’un petit club, le Casbah, où ils pourraient se produire facilement. Le 17 août 1960, le groupe part pour l’Allemagne. « Un jour, nous sommes partis à Hambourg et nous n’avons jamais regardé en arrière », dira plus tard McCartney.
Ils en reviennent métamorphosés, déniaisés, artificiellement vieillis et aguerris : ils sont désormais, comme on dit, professionnels. Le 9 février 1961, ils donnent le premier de 292 concerts au club de Liverpool la Cavern, ainsi nommé parce que son propriétaire avait été impressionné par le Caveau de la Huchette à Paris. Quelques mois plus tard, le 9 novembre, les Beatles rencontrent Brian Epstein venu les écouter au même endroit. Cet autre Liverpuldien, travaillant dans un magasin de musique situé à quelques mètres de la salle, est également critique musical. Il devient leur manager. Un an plus tard, le groupe, avec désormais Ringo Starr à la batterie, également enfant de Liverpool ayant fait ses classes à Hambourg avec Rory Storm and The Hurricanes, est signé chez Parlophone et enregistre à Abbey Road son tout premier 45-tours, Love Me Do, le 6 juin 1962. George Martin supervise l’enregistrement. La légende est lancée, l’équipe est formée ; bientôt, les Beatles quitteront leur ville natale pour aller s’installer dans la capitale, qu’ils vont faire sérieusement swinguer jusqu’à l’officialisation de leur séparation, le 10 avril 1970. En 2016, il a été estimé que les Beatles avaient rapporté 82 millions de livres sterling à Liverpool : plus de quatre décen- →
PAUL McCARTNEY VIENT RÉCOMPENSER LUI-MÊME LES DIPLÔMÉS DU LIPA
→ nies après leur séparation, ils sont plus présents dans la ville que Bernadette Soubirous à Lourdes. L’ombre du groupe est tout simplement partout : magasins de souvenirs, chanteurs des rues reprenant leurs tubes, musée, musique dans les restaurants comme dans les pubs, hôtels à leur effigie, leur présence est partout. La ville, qui a connu des moments difficiles dans les années 70, est aujourd’hui rayonnante. Capitale européenne de la culture en 2008, Liverpool compte plus de musées que toutes les autres villes du Royaume-Uni. Ses docks splendides ont été réaménagés, des quartiers entiers ont été construits face à la Mersey. Des années durant, sa scène musicale, imprégnée par l’héritage des Beatles, a fleuri, même si l’époque d’Echo & The Bunnymen, des Pale Fountains, de Frankie Goes to Hollywood et des La’s est révolue, et la bataille semble perdue face à la grande rivale Manchester (Joy Division, New Order, Smiths, Stone Roses, Happy Mondays, Oasis…). Mais ici, la musique et le foot sont deux religions (You’ll Never Walk Alone, hymne du Liverpool FC, fut adopté par le club après que le groupe local Gerry & The Pacemakers l’a rendu célèbre en octobre 1963) également pratiquées.
A la manière de Bruxelles, Liverpool est un exemple de gentrification parfaitement réussie : le très moderne y cohabite en harmonie avec l’ancien. Du haut de la ville jusqu’à l’Albert Dock au bord de l’eau, tout semble couler de source. Les fans des Beatles peuvent d’ailleurs aisément transformer leur visite en pèlerinage : de nombreux endroits ayant émaillé les débuts du groupe sont encore là. La Cavern a été reconstruite quasiment à l’identique (la salle n’était pas dans le même sens et a dû être modifiée pour des raisons d’hygiène et de sécurité) avec des pierres d’origine. Le Casbah Club, initialement tenu par la mère de Pete Best, existe toujours. Le club Jacaranda a été modernisé, mais le pub The Grapes, à quelques mètres de la Cavern, où ils se rendaient pour boire de l’alcool, est resté dans son jus, tout comme Ye Cracke, autre pub situé dans le quartier bohème des étudiants à côté du Liverpool College of Art fréquenté par Lennon et Sutcliffe, ou du Liverpool Institute de McCartney, aujourd’hui renommé Lipa (Liverpool Institute for Performing Arts), cofondé par le bassiste en personne, qui remet lui-même les diplômes chaque année à des étudiants n’en croyant par leurs yeux le temps d’une très longue cérémonie. Le barbier de Penny Lane, bien que modernisé et tenu par un nouveau patron, offre toujours ses services au même emplacement. Strawberry Field, actuellement à l’abandon, va bientôt rouvrir et scolarisera des enfants en difficulté. Les maisons de Paul, John, George et Ringo sont toujours là (même si les deux dernières ne se visitent pas). Le pub Empress, planté à quelques mètres de la maison de Ringo et immortalisé sur la pochette de son premier album solo, Sentimental Journey, est toujours debout. La salle des fêtes de St. Peter’s Church n’a pas bougé d’un iota, et le cimetière de l’église abrite toujours la pierre tombale de la famille Rigby, dont une certaine Eleanor même si – coïncidence étonnante – Paul McCartney n’en connaissait pas l’existence lorsqu’il composa son classique. Dans les rues animées de la ville, une population très jeune déferle et sort chaque soir après le travail : Liverpool est réputée pour ses restaurants, ses bars et ses clubs à hipsters : pop un jour, pop toujours. L’image grise et dangereuse des années 70 est oubliée, c’est désormais une cité prospère d’une propreté impeccable qui s’impose au visiteur. Au nord, le mythique stade d’Anfield reste un rêve pour les fans de football du monde entier. Sur les quais, l’Echo Arena, construit en 2008, peut accueillir jusqu’à 11 000 spectateurs le temps de concerts mémorables. Tout autour, des musées aux architectures classique (le Tate) ou hypermoderne (le Museum of Liverpool) sont là pour rappeler que la culture n’est pas une mince affaire dans cette ville du Nord : après tout, n’est-ce pas ici que seraient nés quatre garçons « fabuleux » ayant vendu – ils sont les seuls à jouer dans cette catégorie – plus de deux milliards de disques dans le monde entier ?
FOOT ET MUSIQUE : LES DEUX RELIGIONS ÉGALEMENT PRATIQUÉES À LIVERPOOL