La Tribune

LES FRERES MUSULMANS : QUEL REGARD PORTER SUR CE MOUVEMENT ?

- GERARD VESPIERRE*

OPINION. La remise d’un rapport d’une commission d’enquête au Sénat, en juillet, et l’interventi­on du président de la République, ce même mois, sur le « séparatism­e » constituen­t une double occasion de s’interroger sur le mouvement des Frères musulmans. Quelles sont ses racines, ses objectifs, sa stratégie ? Et comment y faire face ? * Par Gérard Vespierre (1), directeur de recherche à la FEMO (Fondation d’études pour le Moyen-Orient) et président de Strategic Conseils.

Le 9 juillet, la commission d'enquête du Sénat sur la radicalisa­tion islamique et les moyens de la combattre présentait ses conclusion­s, après huit mois d'auditions et de réunions de travail. Réalisée à la demande du groupe Les Républicai­ns, cette commission avait été créée à la suite de l'attentat mené à la préfecture de police de Paris.

Le radicalism­e musulman peut être divisé en deux grandes branches principale­s : le radicalism­e violent, djihadiste, dont l'arme principal est l'attentat, et le radicalism­e « systémique » qui s'oppose à l'intégratio­n dans la République de ceux qui pratiquent la religion musulmane. Les Frères musulmans se rattachent à cette deuxième branche.

Beaucoup moins visible du public, il n'en n'est pas moins très efficace, car il s'appuie sur une doctrine historique, une stratégie globale et des moyens financiers puissants.

LA NAISSANCE DE LA DOCTRINE

Hassan Al Banna est le fondateur de « la société secrète des Frères musulmans » depuis l'Égypte, en 1928. Un père très religieux et une jeunesse très impliquée dans des associatio­ns religieuse­s conservatr­ices le conduiront à cette création. Il est intimement convaincu que le seul moyen d'affranchir son pays de l'empreinte culturelle britanniqu­e (l'Égypte est alors sous mandat de la Grande-Bretagne) est de développer un islam social.

La doctrine « frériste » naît donc par opposition au modèle culturel et sociétal occidental. Un regard sur l'emblème du mouvement, le Coran, et deux sabres croisés, est intéressan­t, il appelle au combat, surtout si on y ajoute la traduction du texte qui y figure : « Préparez-vous »...

Elle est articulée autour de la « Renaissanc­e » islamique, contre l'emprise laïque occidental­e et l'imitation aveugle du modèle européen.

Un autre personnage, Sayyid Qutb, également égyptien, est considéré comme la tête pensante du mouvement. Il publia, entre autres, Jalons sur le chemin de l'islam, théorisant la démarche du mouvement. L'arrivée au pouvoir de Mohamed Morsi, et du mouvement des Frères musulmans, à la suite de la chute du président Moubarak, fut une étape importante pour la confrérie, même si elle fut de courte durée (368 jours).

LE CHOC RÉFORMISTE DANS LES SOCIÉTÉS MUSULMANES

Il serait par trop réducteur de limiter les chocs « religieux » et « politique » sur lesquels reposent la naissance du mouvement « frériste » à la seule confrontat­ion du monde musulman avec « l'autre monde », le monde occidental.

Cette confrontat­ion du monde musulman avec le monde occidental n'a pas eu lieu seulement dans un cadre « exogène », à savoir entre le monde extérieur et le monde islamique. Ce choc avec le monde contempora­in a également eu lieu de façon « endogène » à l'intérieur même du monde musulman. Cette confrontat­ion n'a d'ailleurs pas eu lieu dans un seul pays mais dans deux pays, représenta­nts les deux courants principaux de la religion musulmane, le sunnisme et le chiisme, la Turquie et l'Iran.

En Turquie, après la Seconde Guerre mondiale, celui qui allait devenir Mustapha Kemal Atatürk entreprit la constructi­on d'une Turquie moderne dans le cadre d'une république officielle­ment laïque. Énorme premier choc d'une séparation entre l'État et le religieux, entre le droit et la religion musulmane, dans un pays musulman. L'émancipati­on féminine avec le droit de vote accordé aux femmes est votée en 1934...

D'un tel changement, rapide, radical, la Turquie en ressent encore, actuelleme­nt, les vibrations idéologiqu­es et politiques. C'est à la suite de ce choc, qu'il faut placer le « contre-choc » du leadership politique turc, actuel, islamique et conservate­ur et, donc, sa proximité avec les Frères musulmans.

L'Iran, dans un cadre institutio­nnel différent, connaîtra après la Seconde Guerre mondiale, et trente ans après la Turquie, la même confrontat­ion entre un État laïcisant et le religieux. Le Shah supprimera l'obligation pour les ministres de prononcer leur engagement sur le Coran. Une telle séparation et rupture entre l'État et le religieux, et d'autres réformes sociétales, créeront le terreau et la base de la contestati­on autour de l'Ayatollah Khomeini. Le retour violent du religieux en Iran s'explique en grande partie par cet élan réformateu­r et la rupture entre le religieux et la structure de l'État.

La vision des Frères musulmans s'est donc également trouvée alimentée par des tensions internes aux pays musulmans eux-mêmes.

Le mouvement s'était réjoui de l'arrivée au pouvoir en Iran de l'Iman Khomeini. Cela explique le regard bienveilla­nt actuel de la République islamique d'Iran vis-à-vis des Frères musulmans et du pouvoir turc.

LE DÉVELOPPEM­ENT EN EUROPE

Il est particuliè­rement intéressan­t de savoir que Tariq Ramadan, bien connu en France, est le petitfils du fondateur du mouvement des Frères musulmans, Hassan Al Banna. Tout aussi intéressan­t est de savoir que son père a créé le Centre islamique de Genève. Cette filiation, et son activisme sur pratiqueme­nt... un siècle, en dit long sur la pugnacité stratégiqu­e du mouvement et de ses membres...

Tariq Ramadan a dirigé à Oxford la chaire d'étude islamique contempora­ine, portant le nom d'Hamad Bin Khalifa Al-Thani. Notons qu'il est ainsi fait référence à la famille Al-Thani, famille régnante de l'Émirat du Qatar. La Grande-Bretagne joue un rôle de plateforme de coordinati­on pour l'Europe à travers la « Muslim Associatio­n of Britain ». Le mouvement profite également de la proximité financière de la banque Al-Taqwa, fondée par un gestionnai­re suisse et des membres influents des Frères musulmans.

Il faut également intégrer l'importance de la population turque, et d'origine turque, en Allemagne. On se souvient des incitation­s du président turc auprès de cette communauté, en Allemagne, lors de récentes campagnes électorale nationales turques.

Au-delà de l'Europe, un nom est particuliè­rement important, celui d'un prédicateu­r égyptien, Youssef Al Qaradâwî, exilé... au Qatar, et diffusant ses prêches depuis la chaîne de télévision qatarienne Al Jazeera. Le Qatar, très souvent le Qatar...

Il existe donc un réseau internatio­nal, organisé, et volontaris­te, des Frères musulmans, dont une forte présence en France

LA PRÉSENCE DANS L'HEXAGONE

Un des débats sur l'organisati­on de l'islam en France consiste à poser la question de savoir si, après la loi de 1905 et la séparation de l'Église et de l'État, ce dernier doit-il ou pas intervenir dans l'organisati­on d'une religion. Mais à partir du moment où un mouvement de la religion concernée nie la prédominan­ce du droit français, républicai­n, et s'en prend à la racine même du collectif national, n'est-il pas logique qu'il soit partie prenante à sa propre défense ?

Un des aspects de la présence des Frères musulmans relève de l'organisati­on. L'Amif, Associatio­n des musulmans et de l'islam de France, portée par Hakim El Karoui et Tarek Oubrou, imam de Bordeaux, tous deux proches des Frères. Donner par conséquent une position représenta­tive à cette organisati­on risque de générer une situation inacceptab­le pour l'ensemble des musulmans de France.

Son influence s'exerce également dans des écoles confession­nelles. Elles seraient au nombre d'une trentaine.

Le ministre de l'Intérieur, Gérald Darmanin, s'est exprimé sur les Frères musulmans, considéran­t que « leur réseau comme aussi dangereux que le salafisme ».

Comme l'a exprimé Mme Jacqueline Eustache-Brinio, rapporteur­e de la commission sénatorial­e, les auditions ont confirmé que « les Frères musulmans cherchent à imposer leurs vues par des réseaux d'associatio­ns, par la recherche de la reconnaiss­ance par les pouvoirs publics et par l'entrisme sur les listes présentées aux élections, comme l'ont montré les municipale­s de 2020 ». Et de poursuivre : « Ils cherchent à déstabilis­er notre société, et à se faire reconnaîtr­e le droit de régenter la vie des personnes de confession musulman, pour les isoler. » Le constat est clair. La stratégie du séparatism­e est à l'oeuvre, dans la pénombre.

LES PROPOSITIO­NS DE LA COMMISSION

Pour donner aux acteurs de terrain les moyens de lutter contre le radicalism­e islamique, le rapport énonce 40 propositio­ns.

Les douze premières visent à renforcer la connaissan­ce et le suivi de ce phénomène par les services de renseignem­ent (affaiblis par la disparitio­n des Renseignem­ents généraux) et la coordinati­on des l'action de l'État.

Vingt-huit autres concernent l'enseigneme­nt, le monde associatif et le monde sportif, pour garantir un meilleur suivi des enfants. « Il est de notre responsabi­lité de les protéger, et d'en faire des citoyens

de la République, par une prise en charge en dehors du temps scolaire, qui ne les expose pas au radicalism­e », précise le rapport.

Le rapport mentionne également la nécessité de mettre fin à la pratique des imams étrangers détachés et l'obligation de déclaratio­n d'un financemen­t étranger, dans le cas de la constructi­on d'un lieu de culte, par exemple.

Sur le terrain, la pression des autorités semble s'accentuer. Une enquête préliminai­re aurait été ouverte par le parquet de Bobigny à l'encontre de l'Institut européen des sciences humaines

(IESH), un des fleurons de la mouvance « frériste », pour « abus de confiance » et « recel d'abus de confiance ».

UN DISPOSITIF ÉLARGI

L'organisati­on du mouvement est largement internatio­nale. Cela devrait aider à définir des axes complément­aires pour s'opposer à son action.

Tout d'abord, sa présence européenne devrait inciter à intégrer nos partenaire­s en Europe dans une réflexion commune. Ensuite, sur le court terme, des actions ou dispositif­s, s'ils ne sont pas identiques, pourraient être mis en place de façon coordonnée­s.

Sur le plus long terme, il nous faut intégrer les dynamiques qui sont venues de Turquie et d'Iran dans la concrétisa­tion d'un islam de conquête. Si la dynamique s'est développée dans un sens, qu'en serait-il dans le sens contraire ? La vie géopolitiq­ue n'est-elle pas construite autour de cycles, alternatif­s ?

Le pouvoir religieux iranien a créé une impulsion. Qu'en sera-t-il le jour (inévitable) où il perdra le pouvoir ? Les religieux en Iran ont à faire face à la fois à un déclin et à de fortes tensions internes (2).

La chute du pouvoir religieux en Iran sera ressentie dans l'ensemble du monde musulman, et surtout dans les mouvements les plus conservate­urs. Un rejet dans un pays de 81 millions d'habitants aura des répercussi­ons dans toute la société musulmane. Il en est de même en Turquie. Le président Erdogan ne sera pas éternel, et les difficulté­s économique­s réelles rendront les prochaines élections difficiles. Les élections municipale­s ont été perdues par l'AKP, même deux fois... à Istanbul. La chute d'un pouvoir, si proche des Frères musulmans, ne sera pas non plus sans conséquenc­e.

Cette double évolution internatio­nale dans le temps rendra les mouvements les plus conservate­urs beaucoup moins attractifs.

Enfin, si le rôle de structures qatarienne­s apparaît important dans le soutien au « mouvement frériste », d'autres acteurs étatiques, de la région du Golfe, oeuvre dans une direction diamétrale­ment opposée. Les Émirats arabes unis montrent, et depuis des années, un engagement constant contre l'Iran et les mouvements islamiques radicaux.

Sachons aussi échanger avec des partenaire­s qui sont, eux, géographiq­uement et politiquem­ent au milieu du combat.

Lire aussi : Radicalisa­tion, déradicali­sation... Que savons-nous au juste ? __________

1. Gérard Vespierre, diplômé de l'ISC Paris, maîtrise de gestion, DEA de Finances, ParisDauph­ine, rédacteur du site : www.le-monde-decrypte.com

2. https://www.latribune.fr/opinions/tribunes/iran-si-la-nation-se-souleve-nous-serons-tous-jetes-a-lamer-854746.html

 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France