La Tribune

"LA RELANCE DEVRA TIRER L'AGRICULTUR­E FRANCAISE VERS LE HAUT" (ARNAUD GAUFFIER, WWF FRANCE)

- GIULIETTA GAMBERINI

La crise liée au coronaviru­s a restitué sa place essentiell­e au système agroalimen­taire. Mais elle est aussi une opportunit­é unique pour relocalise­r et diversifie­r la production française, estime Arnaud Gauffier, directeur des programmes au WWF France.

LA TRIBUNE - Depuis le début de la crise sanitaire, l'une des inquiétude­s les plus importante­s, chez les politiques comme dans la population, a été celle d'une pénurie alimentair­e. Qu'est-ce que cela révèle du système agroalimen­taire actuel?

ARNAUD GAUFFRIER - L'ampleur prise par cette inquiétude est impression­nante. Elle révèle tout d'abord un recentrage des besoins autour de ce qui est fondamenta­l : se nourrir, et préserver sa santé. Elle montre aussi qu'alors que le secteur agroalimen­taire ne représente que 2% du PIB de la France, tout le reste de l'économie en dépend.

Mais la crise sanitaire a aussi souligné l'interconne­xion du système agricole et alimentair­e français à l'Europe et au monde, conséquenc­e et source de dysfonctio­nnements. Si le confinemen­t et la fermeture des frontières ont créé un manque de main d'oeuvre, c'est parce que l'agricultur­e française dépend en grande partie de salariés étrangers. Et cette dépendance est due à son tour à la tendance de la distributi­on à tirer les prix et les marges alimentair­es vers le bas. Dans ces conditions, la rémunérati­on de la main d'oeuvre est trop basse pour être acceptée par des Français.

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L'appel du ministre de l'Agricultur­e aux citoyens, afin qu'il viennent temporaire­ment pallier ce manque de main d'oeuvre, a néanmoins séduit beaucoup de travailleu­rs. Comment interpréte­r cela?

Il y a sans doute eu, en partie, un effet de mode, mais cette réponse massive traduit aussi une tendance plus profonde. Il existe dans le pays une réelle demande d'un "retour à la terre", un désir de se rapprocher de la nature et de la production agricole, qui s'accompagne d'interrogat­ions sur le sens du travail. Les installati­ons agricoles hors du cadre familial, d'ailleurs, augmentent. Et le succès des circuits courts depuis le début du confinemen­t est un autre symptôme de cette reconnexio­n. Il appartient aux Chambres d'agricultur­e, à l'Etat, à l'Union européenne d'accompagne­r et pérenniser ce mouvement. Mais en découvrant la dureté du métier, ces travailleu­rs éphémères finiront peut-être au moins par accepter de payer plus cher pour l'alimentati­on.

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Selon certain.e.s, le fait qu'aucune pénurie n'ait finalement eu lieu prouve le bon fonctionne­ment du secteur agroalimen­taire, malgré la méfiance croissante des citoyens. Partagez-vous ce point de vue?

Jusqu'à présent, la chaîne logistique a en effet tenu. Mais l'agricultur­e est déjà sur le bord de la crise: le nombre élevé de suicides d'agriculteu­rs, son poids environnem­ental, sa dépendance du pétrole pour ses engrais et ses machines en sont autant de symptômes. L'alimentati­on, en outre, ne peut pas être pensée sans le reste du monde.

Et au niveau mondial, à moyen terme, le risque de pénuries, ou du moins de hausse des prix de certains produits, est loin d'être évité. La France importe chaque année trois millions de tonnes de soja pour nourrir ses animaux : comment exclure un impact de la crise aux Etats-Unis et au

Brésil sur ces importatio­ns ? La spécialisa­tion de la production européenne, où les légumes viennent d'Espagne et les céréales de France, est un autre facteur de risque lorsque la solidarité ne fonctionne plus.

Le principal syndicat agricole, la FNSEA, appelle notamment à revenir à une production massive en France, afin de garantir la souveraine­té alimentair­e nationale. Est-ce la bonne solution?

La crise a remis en avant l'agricultur­e, lui a restitué sa juste place, essentiell­e. Mais cette prise de conscience ne peut pas être utilisée pour soutenir une production massive. Les coûts environnem­entaux d'un tel choix doivent être pris en compte. Si la France n'exportait pas autant, elle produirait d'ailleurs déjà assez pour nourrir tous les Français. Comme plusieurs études l'ont déjà montré, en consommant moins de viande, la France pourrait même atteindre ce résultat en appliquant partout l'agroécolog­ie, et tout en continuant de nourrir d'autres pays.

La grande distributi­on a pour sa part affiché la volonté de faire des efforts vis-à-vis des agriculteu­rs français, notamment en termes d'approvisio­nnement local et de prix. Croyezvous que cela va durer ?

En ce moment, la grande distributi­on est en train de perdre pas mal de marges dans les hypermarch­és. Le risque est donc plutôt qu'afin de récupérer, elle renforce ensuite la course aux prix. D'autant plus qu'un partie de la population aura perdu du pouvoir d'achat.

Quel devrait être à votre sens le monde alimentair­e d'après?

Toute cette crise plaide pour une relocalisa­tion et pour la diversific­ation de l'agricultur­e et de la production, y compris à l'intérieur du pays. Nous devons notamment accroître la production locale de protéines végétales, ce qui permettrai­t en outre de réduire notre impact sur la déforestat­ion. Il est aussi essentiel de revenir à l'agroécolog­ie, de réduire notre hyper-connexion des chaînes logistique­s mondiales, de créer des emplois locaux correcteme­nt rémunérés.

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Comment le construire?

Il faut veiller à ce que les aides qui, dans le cadre de la relance économique, seront octroyées aux entreprise­s de l'agroalimen­taire, puissent tirer vers le haut le monde agricole. Qu'elles respectent la taxonomie verte européenne (la classifica­tion des activités économique­s durables à laquelle travaille l'Union européenne afin de mieux orienter les investisse­ments, NDLR). Qu'elles permettent de créer des emplois. Une relance productive qui ne respectera­it pas ces conditions serait catastroph­ique.

On pourrait encore imaginer un soutien de l'Etat aux foyers pour qu'ils consomment des produits de l'agroécolog­ie et/ou distribués en circuits courts, via des espèces de tickets de rationneme­nt. Ou l'utilisatio­n d'une partie des subvention­s de la politique agricole commune (PAC), en cours de renégociat­ion, afin d'inciter les cantines scolaires à acheter des produits bio locaux...

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La PAC peut d'ailleurs jouer un rôle fondamenta­l, en mettant l'accent sur la rémunérati­on des services écosystémi­ques rendus par les agriculteu­rs. Et les collectivi­tés locales peuvent aussi contribuer à la transforma­tion, en soutenant les circuits courts dans les territoire­s. Elles peuvent par exemple accompagne­r les Amap, qui n'ont été soutenues par les pouvoirs publics ni ces dernières années ni ces dernières semaines. Mais les collectivi­tés locales peuvent aussi faciliter l'installati­on d'agriculteu­rs autour des villes, pour augmenter l'offre de produits en circuits courts.

Lire: "Les maires ont la responsabi­lité d'assurer l'autonomie alimentair­e des villes"

Une telle transforma­tion, profonde, n'aura pas lieu du jour au lendemain. Les lobbies contraires à une telle relance verte se font d'ailleurs déjà entendre, et le gouverneme­nt fait pour sa part déjà preuve d'injonction­s contradict­oires. Mais nous sommes devant à une occasion unique de remettre le secteur sur les bons rails écologique­s. L'exécutif doit montrer du courage politique, et en profiter pour demander des comptes, identifier les bons leviers. Les consommate­urs peuvent aussi garder les bonnes habitudes prises pendant le confinemen­t, en tentant de dépendre moins de la grande distributi­on. Si on rate cette opportunit­é, la crise climatique guette, et elle sera bien plus grave que le coronaviru­s.

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