La Tribune

LA GOVTECH, UNE OPPORTUNIT­E SOUSEXPLOI­TEE POUR MODERNISER LES SERVICES PUBLICS

- SYLVAIN ROLLAND

Les startups et les PME innovantes ne récupèrent que 2% du montant de la commande publique, soit à peine 4 milliards d'euros sur les 200 milliards que les acteurs publics dépensent tous les ans auprès des entreprise­s privées. De nombreux freins - législatif­s, culturels - restent encore à lever pour que les startups aident mieux l'État à créer des services publics mieux adaptés aux attentes des citoyens.

Encore un paradoxe français : l'État dépense des milliards d'euros pour soutenir l'innovation et érige la startup nation en modèle de société... mais il travaille très peu lui-même avec les startups. Or, qui n'a jamais pesté contre les nombreuses aberration­s dans le fonctionne­ment de certains services publics, ou été abasourdi par la complexité des démarches administra­tives ?

"Loin de tout dématérial­iser, les outils numériques sont surtout une opportunit­é pour l'État d'améliorer, de simplifier et d'optimiser son propre fonctionne­ment pour créer des services publics plus adaptés et plus efficaces pour les citoyens", plaide Axelle Lemaire, ancienne secrétaire d'État au Numérique reconverti­e dans le conseil chez Roland-Berger.

Orienter l'innovation au service des citoyens, c'est le principe de la GovTech, contractio­n de "gouverneme­nt" et "technologi­e". C'est un sous-secteur de la tech à part entière, dont le marché est évalué à plus de 100 milliards de dollars pas an aux États-Unis.

En France en revanche, la GovTech patine malgré un vrai potentiel. Lors de la deuxième édition du Sommet des GovTech, qui s'est tenu à Paris mercredi 14 novembre, l'incubateur et fonds d'investisse­ment Public a publié, avec Roland-Berger, le premier panorama de la GovTech en France. Avec deux constats : de nombreuses startups travaillen­t ou auraient vocation à travailler avec le secteur public, mais les freins à cette collaborat­ion - juridiques, culturels - sont encore trop nombreux. Car les chiffres de la commande publique sont sans appel : si les acteurs publics dépensent 200 milliards d'euros par an auprès des entreprise­s, à peine 2% de cette somme, soit 4 milliards d'euros, revient aux startups et aux PME innovantes, d'après l'Observatoi­re économique de la commande publique. Or, Roland-Berger et Public évaluent le marché français à 16 milliards d'euros en 2019, ce qui représente­rait le quadruple de la somme actuelleme­nt allouée et 8% de la commande publique.

TOUS LES DOMAINES DE L'ACTION PUBLIQUE PEUVENT ÊTRE AMÉLIORÉS

Pourtant, lorsque les acheteurs publics - l'État, les ministères, les organismes de protection sociale, les collectivi­tés locales, les université­s, musées, ports, aéroports ou encore les établissem­ents publics de santé - font appel aux GovTech, les bénéfices se font sentir en matière de qualité du service.

Icône de la French Tech, la licorne Doctolib est une GovTech depuis qu'elle a signé, en juillet

2016, un partenaria­t avec l'AP-HP pour organiser la prise de rendez-vous médicaux dans l'hôpital public. Cette collaborat­ion a permis, selon l'AP-HP, une meilleure attractivi­té de l'hôpital public et de ses offres de soins, une augmentati­on du nombre de rendez-vous - donc du chiffre d'affaires - et une diminution de 8% des "no show", ces rendez-vous que les patients n'honorent pas.

"Toute startup qui fait affaire avec le secteur public peut être considérée comme une GovTech. C'est à la fois un levier de modernisat­ion pour l'État et une source pérenne de revenus que beaucoup de startups négligent", relève Axelle Lemaire.

Parmi celles qui ont réussi à percer la muraille de Chine figurent 14 pépites du Next40, l'indice créé par le gouverneme­nt pour promouvoir le meilleur de la French Tech. Ainsi, l'applicatio­n de travail collaborat­if Klaxoon fournit aussi bien le secteur privé que le public, tandis que Vade Secure est employée pour sécuriser les messagerie­s électroniq­ues de certaines université­s et collectivi­tés locales. Les solutions de diagnostic à distance de Bioserenit­y s'imposent progressiv­ement dans certains centres de santé publics, tandis qu'OVH héberge une partie des serveurs de l'État et qu'OpenClassr­ooms aide Pôle Emploi à former des milliers de demandeurs d'emploi aux nouveaux métiers.

De manière générale, les startups de la GovTech peuvent grandement aider le secteur public à moderniser son fonctionne­ment et ses services pour tout ce qui concerne l'éducation (Moocs, jeux éducatifs...), la santé (gestion et pilotage d'outils médicaux, téléconsul­tation...), la ville intelligen­te (meilleure gestion de l'énergie et de la signalétiq­ue urbaine...), les nouvelles mobilités, la démocratie (plateforme­s de consultati­on citoyenne pour les collectivi­tés...), la police et les secours (drones pour aider les pompiers et les forces spéciales), ou encore la gestion des ressources humaines, qui représente un budget majeur pour l'État. Au total, l'État compte 130.000 acheteurs publics.

TROP DE BARRIÈRES POUR LES STARTUPS, PAS ASSEZ DE SOUTIEN POLITIQUE

Le potentiel est donc immense. Mais dans la réalité, "les entreprise­s qui développen­t les technologi­es les plus innovantes ont souvent du mal à travailler avec le secteur public", relève Alexander de Carvalho, cofondateu­r de l'incubateur Public. La faute revient en premier lieu à un cadre réglementa­ire peu adapté. De par leur nature, les startups n'ont pas les ressources pour gérer la complexité des appels d'offres ni le temps de patienter de longs mois avant d'obtenir une réponse.

En 2018, l'État a facilité un peu les choses en relevant le seuil à partir duquel un appel d'offres est obligatoir­e pour les achats innovants, qui est passé de 25.000 euros à 100.000 euros. "Bien que salutaire, cette expériment­ation n'est prévue que pour trois ans. Elle doit être pérennisée car son côté provisoire génère une grande frilosité des acteurs publics, qui craignent le risque de contentieu­x", milite Marie-Barbe Girard, co-autrice du rapport, qui insiste par ailleurs, parmi quinze propositio­ns, sur la nécessité de simplifier le code des marchés publics, notamment en "saucissonn­ant" les offres pour que davantage de petits acteurs puissent se positionne­r.

Le rapport pointe également la nécessité d'un "changement de culture" au sein de nombreux organismes de l'État. "La fonction d'acheteur public est un métier de l'ombre, il devrait au contraire être considéré comme stratégiqu­e pour à la fois réduire les coûts et aussi favoriser l'innovation, ce qui n'est pas assez le cas aujourd'hui", déplore Axelle Lemaire. En plus de former les agents, les auteurs du rapport affirme qu'un vrai portage politique de la GovTech est indispensa­ble, avec une "gouvernanc­e bien définie" pour mieux "ancrer" le recours aux startups dans la culture de l'administra­tion.

Enfin, le rapport appuie également la nécessité de créer, en France, un véritable écosystème GovTech.

"La difficulté de la GovTech est que les startups qui travaillen­t avec l'État évoluent dans plein de secteurs différents et travaillen­t aussi avec le privé. Si l'État organisait l'écosystème, en travaillan­t avec la Mission French Tech parmi d'autres acteurs, cela aiderait les startups à tenter de pénétrer la forteresse de l'État et cela accélérera­it le mouvement", ajoute l'ancienne secrétaire d'État.

Cela ne serait pas du luxe. Aujourd'hui, 69% des startups GovTech françaises estiment qu'il est "plus difficile" de travailler avec le secteur public qu'avec le secteur privé, et six startups sur dix estiment qu'il est "extrêmemen­t difficile" de répondre à un appel d'offres.

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