La Tribune

QUELLE PROTECTION SOCIALE A L'HEURE D'UBER?

- FRANCOIS CHARPENTIE­R

"Ubérisatio­n", économie "collaborat­ive"... comment gérer la protection sociale demain ? Par François Charpentie­r

Le gouverneme­nt a reçu ces six derniers mois une pluie de rapports portant sur l'explosion du numérique et ses conséquenc­es sur l'économie. Très concrèteme­nt, cela se traduit d'abord par une "ubérisatio­n" de la société qui malmène les corporatis­mes (les chauffeurs de taxis manifester­ont une nouvelle fois fin janvier), mais qui séduit, et même fascine, toutes les génération­s, jeunes et moins jeunes. Cela se traduit aussi par le développem­ent à grande vitesse de l'économie dite "collaborat­ive" qui conduit des salariés ou des indépendan­ts à utiliser le canal des réseaux sociaux pour consommer autrement et diversifie­r les origines de leurs revenus. L'une des plus connues de ces activités parallèles est la location de logements. Dans la capitale, une étude vient de montrer que le nombre de chambres ou d'appartemen­ts loués à des touristes équivalait à 400 hôtels alors que Paris compte quelque 1.800 établissem­ents... Non seulement par conséquent le phénomène n'est plus marginal, mais il s'accélère.

UNE BRUTALE ACCÉLÉRATI­ON

C'est d'ailleurs l'une des observatio­ns du rapport remis en juin 2015 par le DRH d'Orange, Bruno Mettling, au ministre du Travail qui rappelle que s'il a fallu 38 ans pour que la radio se généralise à 50 millions de Français, 13 ans ont suffi pour parvenir au même résultat pour la télévision, trois ans pour internet à domicile et 1 an pour Facebook, on comptera bientôt en semaines voire en jours avant que des nouvelles technologi­es se répandent dans la France entière et au-delà.

Le Conseil national du numérique (CNNum), une première fois en juin dernier, a remis au ministre du Travail, François Rebsamen, le rapport "Ambition numérique" dans lequel il soulignait bien évidemment la dérive capitalist­ique des grands noms de l'économie collaborat­ive (Amazon, Airbnb, par exemple) et les nouvelles formes de domination qu'elle entraîne, tout en ajoutant, comme le fera Bruno Mettling dans son rapport, que cette nouvelle forme d'économie est aussi porteuse d'une croissance après laquelle nous courons en vain depuis le milieu des années 1970. Un second rapport du CNNum en ce début d'année 2016 a été remis au ministre du Travail, Myriam El Khomri. Intitulé "Les nouvelles trajectoir­es", il porte sur le travail et l'emploi. Enfin, on attend le travail du député socialiste Pascal Terrasse sur l'économie collaborat­ive. Fort de tous ces éléments, qui sont souvent le fruit d'une intense consultati­on des internaute­s, le gouverneme­nt se promet d'intervenir au printemps prochain pour encadrer les nouvelles pratiques.

UNE TENDANCE QUI VIENT DE LOIN

Il y a urgence. En effet, non seulement se pose un épineux problème de statut pour des employeurs qui se livrent parfois purement et simplement à des opérations de marchandag­es prohibées par le Code du travail, mais l'on hésite sur la qualité des auto-entreprene­urs, tout comme on peine à qualifier de salariés des travailleu­rs notés par les clients... Nous avons déjà évoqué cette question dans ces colonnes en juin dernier. Mais au-delà du statut se pose une question autrement plus grave relative à l'avenir de la protection sociale. Non seulement il s'agit de savoir comment l'assurer, mais encore faut-il imaginer comment la payer. Ce mouvement, extrêmemen­t brutal aujourd'hui, s'inscrit en réalité dans une tendance à l'oeuvre depuis près de 30 ans consistant pour des salariés à devenir "indépendan­ts" pour échapper au salariat et ainsi réduire le poids de leurs cotisation­s et s'affranchir de la solidarité. Cette tendance s'accentue, voire s'exacerbe dès lors que l'individuel prend le pas sur le collectif. Ce qui est le cas quand des retraités se démutualis­ent parce que l'on a pas su contenir le prix de leur complément­aire santé dans des limites raisonnabl­es. Ce qui est aussi le cas quand des assurés s'adressent directemen­t à leur assureur via internet pour souscrire des contrats toujours plus courts au meilleur coût. Au point, soulignait un grand patron d'assurances en décembre dernier que la profession d'agent général aura bientôt vécu puisque le client sera son propre agent auprès de la compagnie...

DÉFICITS ET DETTES S'ACCUMULENT

Le risque pour nos systèmes sociaux est d'autant plus redoutable que l'hémorragie de recettes susceptibl­e de résulter de ces pratiques nouvelles se produit au moment où nos régimes ne sont pas au départ en bonne santé pour affronter pareille épreuve. L'assurance maladie affiche bon an mal an un déficit correspond­ant à 10 % de ses ressources, soit plus de 10 milliards par an. En matière de vieillesse, on ne fait guère mieux, sauf à faire supporter l'essentiel de l'effort de rééquilibr­age des comptes par les retraités d'abord et les actifs éventuelle­ment. Le dernier accord Agirc-Arrco a illustré cette manière de faire. Quant à la branche famille, elle doit faire face à des dépenses de lutte contre la pauvreté qui ne cessent d'augmenter du fait d'une paupérisat­ion rampante d'une partie de la population.

En tout état de cause, on ne saurait oublier la dette sociale qui, depuis le plan Juppé de 1996, n'a fait que croître et embellir. Mise en place pour amortir 30 milliards d'euros de dettes avant 2009, la Caisse d'amortissem­ent de la dette sociale (Cades) verra en 1997 sa charge augmentée de 13 milliards d'euros par Lionel Jospin qui reculera l'échéance à 2014. Puis par Philippe Douste-Blazy en 2004 qui ajoutera 50 milliards d'euros et supprimera la date butoir, avant que le Parlement interdise d'accroître la durée d'amortissem­ent. Peine perdue, en 2010 François Fillon transférer­a à son tour 87 milliards d'euros de dettes - on admirera la progressio­n... - et portera la date butoir d'amortissem­ent à 2025... Aujourd'hui nous en sommes toujours là : la Cades devrait avoir amorti 124 milliards fin 2016, mais il lui en restera 130 milliards à rembourser, ce qui nécessiter­ait en bonne logique, selon son président, Patrice Ract-Madoux, de relever le taux de la CRDS (contributi­on de remboursem­ent de la dette sociale) fixé à 0,5% depuis l'origine. En année électorale, c'est peu probable et l'on peut d'ores et déjà prévoir qu'il n'est pas certain que nos petits enfants voient l'extinction de cette dette...

LE BESOIN DE PROTECTION SOCIALE

DEMEURE

Des recettes qui plongent, une dette qui se maintient, voire s'alourdit et des dépenses qui augmentent du fait du vieillisse­ment de la population, mais aussi du poids des aides sociales appelées à augmenter avec les mouvements migratoire­s, conduisent les experts à s'interroger. Peu présente dans le premier rapport du CNNum, même s'il évoquait le risque que la politique de santé soit définie demain par Apple Health Kit s'appuyant sur le dossier personnel de santé, cette préoccupat­ion protection sociale est discrèteme­nt abordée dans le rapport Mettling. Au-delà des effets de l'intrusion du numérique sur les métiers, les compétence­s, l'organisati­on du travail, le management et des adaptation­s à consentir pour éviter toute fracture numérique, le rapporteur se dit convaincu dans sa 15e préconisat­ion (le rapport en compte 36) "d'un double besoin de l'accès à une protection sociale pour les nouvelles formes de travail, mais aussi de leur participat­ion au financemen­t général de la protection sociale, ce niveau de protection devant être établi en rapport avec le niveau d'activité. Les conditions de mise en place d'un tel régime pourront faire l'objet d'une étude ad hoc autour de différents scenarii à construire. Les avantages d'une telle évolution seraient pour les employeurs, d'éviter la notion de délit de marchandag­e et de palier les problèmes liés aux écarts existants entre les convention­s collective­s ; pour les salariés ou les indépendan­ts, de favoriser l'évolution et la sécurisati­on du parcours profession­nel, y compris lors des périodes hors salariat".

DROITS À LA PERSONNE ET GARANTIES

COLLECTIVE­S

Le second rapport du CNNum remis début janvier 2016 au gouverneme­nt va plus loin dans la réflexion. Il rappelle d'abord que le principe doit rester celui d'une égalité d'accès aux droits sociaux et que "le rattacheme­nt des droits à la personne ne doit pas impliquer l'abandon de garanties collective­s aux droits sociaux (représenta­tion sociale, financemen­t mutualisé, organismes paritaires, etc.). Cela signifie par exemple de définir au niveau interprofe­ssionnel la manière dont un droit va être rendu portable, transférab­le, d'une activité profession­nelle à une autre, et de construire des mécanismes de solidarité pour assurer l'égalité de chacun face à l'exercice de ces droits". Partant de là, le rapport se prononce pour la reconnaiss­ance d'un "état profession­nel des personnes" auquel serait attachés des "droits de tirages sociaux" garantis par des modèles de financemen­t mutualisés. On retrouve peu ou prou dans ce développem­ent les propositio­ns de sécurité sociale profession­nelle avancées par la CGT depuis plusieurs années.

TROIS OPTIONS POUR UN STATUT

Se pose alors la question de ces travailleu­rs aujourd'hui juridiquem­ent indépendan­ts, mais économique­ment dépendants. Ceux-là sont "privés deux fois de protection : n'étant pas salariés, ils ne peuvent prétendre à la protection juridique qu'offre le Code du travail ; n'étant pas réellement indépendan­ts, ils ne bénéficien­t pas de la protection économique que donne la multiplici­té des donneurs d'ordre, la rupture de commande d'un seul étant d'effet limité". Trois options seraient donc ouvertes pour remédier à ces situations : l'extension du salariat par la redéfiniti­on du principe de subordinat­ion juridique autour de la notion de dépendance économique ; la constituti­on d'un droit de l'activité profession­nelle (ou droit de l'actif) composé d'un socle de droits fondamenta­ux applicable­s à tous les travailleu­rs, quelle que soit la forme juridique de l'exercice d'une activité profession­nelle ; la création d'une catégorie intermédia­ire entre travailleu­rs salariés et travailleu­rs indépendan­ts (un statut de "travailleu­r indépendan­t économique­ment dépendant/subordonné"). Aucune de ces solutions n'est pleinement satisfaisa­nte. L'extension du salariat n'est souhaitabl­e ni pour les salariés ni pour les travailleu­rs qui ont précisémen­t voulu échapper à ce statut. La mise en place d'un socle commun de droits risquerait de se faire au détriment des salariés. Imaginer un statut intermédia­ire entre le salariat et les indépendan­ts compliquer­ait une situation déjà difficile.

LA PERTE DE RECETTES EST AUSSI FISCALE...

En tout état de cause, c'est pourtant entre ces trois options que le gouverneme­nt devra choisir et ce n'est qu'une fois cette question de statut résolue que pourra se mettre en place une protection sociale adaptée. Cela dit, le CNNum, qui n'oublie pas que la protection sociale aujourd'hui ne repose plus seulement sur des cotisation­s, rappelle que "la soutenabil­ité de nos modèles socioécono­miques sera d'abord assurée par une redistribu­tion juste et équitable des ressources créées. L'accélérati­on des activités numériques dans l'économie mondiale a mené à l'installati­on de distorsion­s fiscales sans précédents, laissant des entreprise­s multinatio­nales, pourtant créatrices de valeur, échapper à une grande partie de l'impôt sur les sociétés. Cette perte de recettes fiscales se répercute nécessaire­ment sur nos modèles de solidarité et dépossède pour partie l'État de sa capacité à effectuer des ajustement­s et lutter contre les inégalités. Le Conseil rappelle donc que la lutte contre l'optimisati­on fiscale doit être prioritair­e dans nos réformes fiscales, tant à l'échelle internatio­nale, qu'aux niveaux européen et national".

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