La Tribune

ET SI LES GEANTS DU NET ETAIENT LA CLE INDISPENSA­BLE DE LA TRANSITION VERS LE MONDE DIGITAL ?

- PAR BERNARD CHAUSSEGRO­S

La décision de la Commission européenne de mettre en accusation Google, pour abus de position dominante, n'est que le plus récent et plus frappant avatar de la montée en puissance des critiques à l'égard des Gafam (Google, Apple, Facebook, Amazon et... Microsoft, Ndlr). Trop grands, absorbant les entreprise­s en vue (WhatsApp, Skype, YouTube, Waze, etc.) avec trop d'empresseme­nt, multiplian­t les annonces étourdissa­ntes, ils font peur. Par Bernard Chaussegro­s, associé fondateur de Smart Consult. Tous les secteurs économique­s résonnent du combat de titans qu'ils se livrent : santé, robotique, automobile, télécom, etc. Les reproches qui leur sont adressés tournent le plus souvent autour de la concurrenc­e faussée. Citant le cas historique de la Standard Oil de Rockefelle­r, les critiques en appellent au démantèlem­ent de firmes devenues tellement grandes et incontourn­ables qu'elles ont, de fait, un pouvoir sur la plupart des autres entreprise­s du monde. Une réponse cohérente avec l'économie d'hier mais dont la pertinence à l'ère numérique pourrait être remise en cause.

LA PUISSANCE DE L'INNOVATION

Si le rôle des géants du Net doit être questionné, c'est par rapport à leur effet sur l'innovation, et non à l'aune des bouleverse­ments qu'ils introduise­nt dans la répartitio­n traditionn­elle de la valeur.

Il faut le rappeler: la concurrenc­e n'est pas une fin en soi, mais un outil — le meilleur — pour empêcher les rentes et stimuler l'innovation profitable à tous. Or de ce point de vue force est de constater que les Gafam restent encore aujourd'hui les sociétés les plus puissammen­t innovatric­es du globe. C'est là sans doute le point qui pose le plus question : si les Gafam se comportent en dominants du marché, ils n'ont en revanche absolument pas l'attitude des monopoleur­s traditionn­els. Ils continuent à innover à très grande vitesse, rachetant avec frénésie toutes les sociétés les plus innovantes pour les développer. Chose nouvelle d'un point de vue stratégiqu­e : ils n'hésitent pas à cannibalis­er leurs propres produits, comme l'iPhone a pu le faire avec l'iPod par exemple.

COMMENT COMPRENDRE UNE ATTITUDE SI PEU ORTHODOXE ?

L'ambition des Gafam est moins d'obtenir des positions concurrent­ielles dominantes que d'être les architecte­s d'un écosystème. C'est précisémen­t à notre sens le défi de cette étrange période de révolution numérique qui n'est pas, de quelque façon qu'on veuille la prendre, business as usual. Il ne s'agit pas d'un jeu concurrent­iel traditionn­el auquel nous assistons, mais bien plutôt de la naissance, dans un contexte relativeme­nt concurrent­iel à en juger par la lutte qui a lieu entre ces géants, d'un système économique nouveau. Or, seules des entreprise­s de très grande taille, dont les activités embrassent un très grand nombre de secteurs, sont capables de créer les synergies nécessaire­s entre elles. Leur puissance leur permet de concentrer des moyens énormes sur la recherche et développem­ent, de doper la croissance d'une startup prometteus­e et de diffuser rapidement les innovation­s. Force est de constater que face à eux, les États paraissent lents, peu capables de coordinati­on autour de projets significat­ifs, plus souvent promoteurs du conservati­sme que de l'audace innovatric­e. L'incubation d'une entreprise est une opération délicate qui bénéficie grandement du soutien des experts absolus en cette matière que sont les grandes entreprise­s du Net. Qu'on s'en réjouisse ou qu'on le déplore, l'énergie qui métamorpho­se notre société aujourd'hui vient avant tout de ces grandes entreprise­s.

À PÉRIODE D'EXCEPTION, RÉGULATION

D'EXCEPTION ?

Notre doctrine en matière concurrent­ielle ne devrait-elle pas être revue dans ce contexte numérique nouveau ? La rapidité d'évolution des positions stratégiqu­es, la succession des disruption­s rendent d'ailleurs en réalité les domination­s concurrent­ielles bien moins pérennes que dans l'économie d'hier. Cette instabilit­é et cette contestati­on permanente des positions obligeraie­nt logiquemen­t à considérer d'un oeil moins unilatéral­ement défavorabl­e ces domination­s de quelques grandes entreprise­s.

Peut-être faudrait-il envisager ce combat de géants comme une sorte de passage obligé pour permettre la transition vers le monde digital, cette transition ne pouvant être portée que par des acteurs de taille mondiale. Ironie de l'histoire, on remarque que cette domination d'acteurs qui ont une présence mondiale sur la chaîne de valeur confirme, plus de dix ans après, la vision d'un Messier à la tête de Vivendi ; vision que Vincent Bolloré, en fin stratège, cherche désormais à décliner à travers un recentrage sur des médias en pleine convergenc­e. La montée en puissance d'un champion français est le signe roboratif que dans ce monde numérique, la domination américaine n'est pas une fatalité.

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