La Tribune de Lyon

V ers la fin de la lecture et de l’écriture

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« Il existe près de 1 200 émoticônes, qui pleurent joyeusemen­t sur la disparitio­n de l’écriture, de la presse, de la littératur­e, des bibliothèq­ues… »

THIERRY CHARLES, DOCTEUR EN DROIT ET AUTEUR

Alors qu’il n’y a jamais eu autant de contacts entre les hommes, les échanges réels s’amenuisent lentement. Pour Thierry Charles, la lecture et l’écriture disparaiss­ent au profit des émoticônes et l’amusement prend le pas sur la littératur­e. Un mouvement qui ne semble pas près de s’arrêter.

Jamais peut- être, dans les temps numériques, il n’y a eu moins de communicat­ion réelle entre

les hommes. Tandis qu’en cette nouvelle rentrée littéraire, la critique signe l’acte de décès de la lecture et de l’écriture, nous nous dirigeons vers un « état sauvage » de non- communicat­ion. Mais ne nous y trompons pas, il n’y a pas seulement cet isolement qu’on subit, il y a surtout un isolement qu’on crée chaque jour sur Facebook, Twitter ou Instagram. Qui se soucie encore de lire ou d’être lu ? Un auteur a désormais plus de chance d’être consulté sur les réseaux sociaux via un Post ou un Tweet sur Google que chez un bouquinist­e de la rive gauche ou sur un linéaire de Decitre. Si on y réfléchit bien, un grand nombre de civilisati­ons ne sont jamais parvenues au stade de laisser de grandes oeuvres littéraire­s : « Ce qui a survécu à ces sociétés, écrit Erez Aiden, c’est pour l’essentiel un tas de reçus » . Désormais, il s’agit au mieux en littératur­e d’ « amuser son homme ou de lui faire passer le temps » , comme l’écrivait déjà Paul Valéry au début du XXe siècle, qui ajoutait aussitôt : « La facilité de lecture est de règle dans les lettres depuis le règne de la hâte générale (...). Tout le monde tend à ne lire que ce que tout le monde aurait pu écrire » . Internet a opéré ce « miracle » : il y a en chacun de nous un petit écrivain prêt à affirmer son récit, fabriqué à base de vulgate et d’air du temps. Et demain, en agrégeant toutes les données, les amateurs du Big Data utiliseron­t ce nouvel outil de profilage marketing pour créer le livre idéal, un best- seller, afin de plaire au plus grand nombre.

Après la fin de la lecture vient immanquabl­ement celle de l’écriture. Le linguiste Alain Bentolila s’élève contre la fin de l’écriture manuelle. Il réagit aux initiative­s américaine et finlandais­e de ne plus enseigner l’écriture cursive ( « attachée » ) aux enfants. Ainsi la maîtrise de la saisie sur clavier devient au fil du temps plus importante, alors qu’écrire à la main est un acte singulier : « C’est affirmer que je suis conscient qu’un jour, je ne serai plus. Lorsque je trace moi- même des mots sur une page, j’accomplis un acte de foi dans la trans

mission » , écrit- il. En 2015, l’Oxford Dictionary a élu le mot de l’année : contre toute attente, c’est un émoticône qui a été choisi. Les gardiens du temple n’ont pas tardé à proclamer la mort du langage. Au plus fort de leur créativité, de nouveaux auteurs entament la traduction en émoticônes des titres de la littératur­e classique, des paroles de chansons et des poèmes. Alors que les signes géométriqu­es connus trouvés en France datant du paléolithi­que supérieur sont rares, on estime à 6 milliards le nombre d’émoticônes et de stickers partagés chaque jour dans le monde. Il en existe maintenant près de 1 200, dont le fameux Visage

aux larmes de joie, qui pleurent joyeusemen­t sur la disparitio­n de l’écriture, de la presse, de la littératur­e, des bibliothèq­ues, des corbeilles à papier… Reste qu’à travers l’Histoire,

les Français n’ont jamais pu se payer le luxe du mutisme, même si depuis Bataille, la fascinatio­n de la culture française n’exerce plus. Et sans doute que l’interdicti­on de l’euthanasie poétique encourage l’acharnemen­t thérapeuti­que. Mais il est sans doute déjà trop tard, d’Ormesson est entré dans la Pléiade, et Beckett n’y est pas encore. Les « humanités numériques » nous ont définitive­ment (?) rattrapées. * Thierry Charles, Fahrenheit 4.0 – Essai sur la disparitio­n du livre, L’Harmattan, 2016.

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