L’INTERPRÉTATION standard
Pour mieux comprendre les différences entre physiques classique et quantique, imaginons une expérience dans laquelle nous envoyons un par un des objets (des balles de tennis, des ondes ou des électrons) sur un mur percé de deux fentes rapprochées. Les projectiles qui passent sont détectés plus loin sur un écran. Dans le cas des balles de tennis en physique classique, l’écran affiche après l’expérience une série d’impacts répartis sur deux bandes verticales, dans le prolongement des fentes. Chaque balle a suivi une trajectoire bien déterminée, en passant par une des fentes avant de laisser sa trace sur l’écran. Le cas des ondes (par exemple, la lumière avec laquelle le physicien britannique Thomas Young a réalisé cette expérience au début du XIXe siècle) concerne aussi la physique classique, mais différemment. Chaque onde passe par les deux fentes en même temps. La propagation de l’onde est alors modifiée : c’est le phénomène de diffraction. La partie de l’onde passée par la fente droite et celle passée par la fente gauche se comportent comme deux nouvelles ondes. Elles se superposent, s’additionnent. Cela crée sur l’écran une figure où alternent les bandes lumineuses (lorsque les ondes se renforcent) et les bandes sombres (lorsque la « crête » d’une onde s’annule avec le « creux » de l’autre onde). On appelle cette succession de bandes sombres et claires une figure d’interférence. Avec des systèmes purement quantiques, comme les électrons, le résultat semble mêler les aspects « particules » (balles de tennis) et « ondes ». Comme les balles, les électrons marquent chacun un impact ponctuel sur l’écran. Mais, après un grand nombre d’impacts, on obtient une figure d’interférence, comme avec une onde. Cette dualité onde-particule est une des manifestations de la superposition, une des principales étrangetés quantiques. Comment interpréter cette expérience ? Si vous ouvrez un manuel de physique quantique, vous lirez sans doute la réponse de l’interprétation standard (dite « de Copenhague »), due initialement à Niels Bohr. Elle affirme que l’état d’un système quantique (ici, l’électron) est décrit par un objet mathématique abstrait, une fonction d’onde, qui permet de calculer les réponses à toutes les questions que l’on peut se poser sur l’électron. L’évolution de cette fonction d’onde au cours du temps est décrite par l’équation de Schrödinger.
Il s’agit d’une équation déterministe, comme les équations de la physique classique. À la question « Par quelle fente est passé l’électron ? » l’interprétation standard répond qu’il n’a pas de trajectoire définie, « comme s’il était passé par les deux fentes à la fois ». L’électron est dans un état superposé, comme une onde. Pourquoi alors observe-t-on sur l’écran un impact ponctuel et non toute une trace ? Pourquoi la position d’un impact particulier semble être le fruit du hasard, alors que l’équation de Schrödinger est déterministe ? Cette équation n’apporte pas de réponse, elle dit juste qu’avant d’arriver sur l’écran, l’électron est dans un état de superposition de toutes les positions possibles, tout en donnant précisément les probabilités de chaque résultat possible. Cela permet, dans la pratique, de faire des prédictions fiables. Pour expliquer pourquoi on n’observe qu’un et un seul résultat, l’interprétation standard introduit le postulat de « réduction de la fonction d’onde » : une mesure (comme la détection d’un électron sur l’écran) sélectionne, au hasard, un seul résultat. Les autres possibilités sont réduites à néant. Comme si l’électron se voyait « forcé » à prendre position. Après la mesure, en revanche, l’électron est dans un état bien défini, celui qui a été mesuré. C’est cet élément de certitude qui permet de faire des expériences. Cette discussion met en lumière le « problème de la mesure », qui est le point de divergence entre la plupart des interprétations de la physique quantique. Dans la vision standard, les propriétés de l’électron ne sont pas définies avant la mesure, ce qui met à mal le réalisme (*). Un des tenants de cette interprétation, Werner Heisenberg, affirmait ainsi : « Les atomes ou les particules élémentaires ne sont pas réels ; ils forment un monde de potentialités ou de possibilités plutôt qu’un monde de choses et de faits. » (1) L’autre étrangeté de la physique quantique est la non-localité, mise en valeur par le phénomène d’intrication. Supposons que chacune des deux particules, A et B, puisse être soit rouge, soit verte (ou dans n’importe quelle superposition de ces deux états, physique quantique oblige). Un état intriqué est, par exemple, de la forme (RougeA RougeB) + (VertA VertB), ce qui se lit de la façon suivante : les particules sont à la fois dans l’état « la particule A est rouge, la particule B est rouge » et dans l’état « la particule A est verte, la particule B est verte ». Envoyons la particule B à 100 kilomètres et mesurons la particule A, si nous obtenons la réponse « rouge », alors nous pouvons en déduire immédiatement que la particule B est également rouge, et le vérifier par la mesure. Et réciproquement, avec un résultat vert. Cela n’aurait rien de surprenant si
Le « problème de la mesure » est le point de divergence entre la plupart des approches
nous pouvions dire que le terme de l’alternative qui est observé est en fait sélectionné dès le départ, quand les particules sont « entremêlées » par un phénomène local et aléatoire (au sens classique) qui nous échapperait, parce que la théorie quantique ne serait pas complète. Le physicien nord-irlandais John Bell a montré que, si tel était le cas, alors des mesures expérimentales devraient respecter certaines propriétés, les inégalités de Bell. Les expériences ont violé ces inégalités. La physique quantique est donc non locale. L’explication de l’interprétation standard est la suivante : l’état intriqué décrit l’ensemble des deux particules. Quelle que soit la distance qui les sépare, on ne peut pas définir d’état indépendant pour chacune d’entre elles. Lorsqu’une mesure est effectuée sur la particule A, la règle de « réduction de la fonction d’onde » s’applique à l’état intriqué, c’est-à-dire aux deux particules d’un coup, et sélectionne instantanément un des résultats au hasard, par exemple « rouge ». Le terme contenant l’autre résultat disparaît purement et simplement, ce qui détermine le résultat pour la particule B.