Lamarck, l’écolo-gauchiste de l’évolution
Un demi-siècle avant l’illustre Darwin, ce savant héritier des Lumières conçut la première théorie sur la transformation des espèces. Penseur d’avant-garde, il avait tout compris, ou presque…
En visitant le Jardin des Plantes, à Paris, on ne peut guère manquer la statue de Lamarck. Elle trône devant l’allée principale, juchée sur un socle de pierre où une inscription proclame : « Au fondateur de la doctrine de l’évolution. » Assis, le naturaliste est pensif, voire mélancolique, la main posée sur sa joue, comme si une dent le faisait souffrir. Une dent contre Darwin peut-être, car, de ce côté-ci de la Manche, on accuse volontiers le Britannique d’avoir dérobé sa juste part de gloire à notre grand savant. En témoigne le haut-relief au dos du socle, où on le voit aux côtés de sa fille Cornélie. Une main consolatrice sur l’épaule, elle lui promet : « La postérité vous admirera, elle vous vengera, mon père. »
Darwin n’était pas encore né lorsque, le 11 mai 1800, dans un discours au Muséum national d’Histoire naturelle, le chevalier Jean-Baptiste de Lamarck énonça la première théorie scientifique sur la transformation des espèces. Un sujet explosif puisque remettant en question le credo sur la création et, possiblement, sur l’origine divine de l’humanité. Il passionne alors les savants, mais aussi tout un public éduqué. Le fixisme des espèces reste la doctrine officielle : la Terre et les créatures qui la peuplent sont l’oeuvre parfaite et intangible de Dieu, vieille seulement de quelques milliers d’années. Ce dogme n’empêche pas les scientifiques d’observer, d’étudier la nature, dont ils constatent les changements incessants. La notion d’espèce s’affine. Certaines analogies, des rapprochements, suggèrent l’existence de filiations entre les unes et les autres et, petit à petit, se dessine la notion d’un arbre généalogique du vivant, reposant sur la transmission de caractères. Les savants s’interrogent aussi sur le fait que les animaux se reproduisent bien au-delà de ce qui est soutenable pour le milieu et ses ressources.
UN SUJET QUI PASSIONNE
Depuis plusieurs décennies, à propos de la formation des paysages, de la faune ou de la flore, les hypothèses fusent. « Avec une audace fantastique, dès le milieu du xviiie siècle, dans son “Essai de cosmologie”, Maupertuis suppose des causes physiques à l’adéquation entre les formes et les fonctions des organes. Et il imagine l’existence d’une sorte de loterie, des combinaisons fortuites d’organes, survenant au hasard, et postule que seules les plus propices à la survie et à la reproduction des individus se maintiennent. En cela, il précède à la fois Lamarck et Darwin, raconte le zoologiste Guillaume Lecointre. De même, lorsque Diderot écrit qu’en regardant la patte d’un âne on peut reconnaître le bras d’un homme modifié, quelle fulgurance ! Il pressent l’homologie, les caractères communs aux espèces descendant d’un même ancêtre
lointain. » Ces intuitions, cependant, ne constituent pas une théorie d’ensemble, explicative, qu’on puisse valider à travers des expériences.
Et c’est bel et bien Lamarck qui fut le premier à s’y essayer, comme le raconte Guillaume Lecointre : « Son grand mérite est d’avoir cherché à réunir divers éléments pour élaborer une doctrine capable de rendre compte de la diversité du vivant. Avec un oeil de physicien, il constate que lorsqu’on stimule un organe, par exemple un muscle, on le renforce, et qu’à l’inverse, si l’on cesse de le solliciter, il s’atrophie. » Ce sont, en déduit alors le savant, « les habitudes, la manière de vivre et toutes les circonstances influentes qui ont, avec le temps, constitué la forme du corps et les parties des animaux. » Les variations apparaîtraient donc selon les besoins. Botaniste et spécialiste des invertébrés, il englobe dans cette thèse les êtres dépourvus de système nerveux et conçoit ces transformations comme la résultante de réactions physico-chimiques sur un temps très long. Un point de vue dont le biologiste Pierre Jouventin souligne la grande originalité pour l’époque : « Il met l’accent sur le comportement, l’environnement et la nécessaire adaptation des organismes aux conditions du milieu. » Sa pensée tranche avec les idées dominantes, confirme l’historien des sciences Pietro Corsi : « Il est alors presque le seul à soutenir que les récits de l’histoire de la Terre et de la vie sont des fantasmes, puisqu’ils partent d’un inconnu – un passé très lointain dont personne n’a été le témoin – pour expliquer le présent. Il faut, selon lui, suivre le chemin inverse : partir des changements observés dans le monde d’aujourd’hui pour comprendre le passé. »
LE MYSTÈRE DES ESPÈCES
Le chevalier Jean-Baptiste de Lamarck fut-il donc le véritable découvreur de l’évolution ? Il en a bien esquissé le premier schéma général, mais ne s’est pas posé la bonne question, explique Guillaume Lecointre : « Il réfléchit en partant de l’espèce, les caractères acquis bénéfiques se transmettant pour favoriser sa préservation, tandis que pour Darwin l’espèce n’existe pas, n’est qu’une convention de langage. Seuls les individus sont réels, qui varient en permanence, de façon spontanée et aléatoire. Ce qu’il se demande, c’est comment, malgré ces variations incessantes, se maintient une sorte de moyenne, de régularité. D’où le titre de son livre : “l’Origine des espèces”, publié en 1859. » Pour Darwin, les mutations surviennent sans direction ni sens. Si certaines se propagent, c’est parce qu’elles procurent un avantage à ceux qui en sont porteurs : ils survivent mieux et se reproduisent davantage, tant que leur environnement reste le même. Ce mécanisme de sélection, d’élagage, ne résume pas à lui seul les phénomènes complexes et les multiples interactions de l’évolution, comme Darwin lui-même le savait ; mais, depuis sa découverte, sa fécondité ne cesse de se confirmer, par exemple pour comprendre le comportement des cellules cancéreuses. Et en élucidant le mystère de la régularité du vivant, Darwin, le premier, prouve son origine naturelle, sans avoir besoin de l’intervention de Dieu.
« Sa théorie d’ensemble, telle qu’il l’a énoncée, reste valide presque intégralement, tandis que Lamarck est largement démenti, dans le sens où les variations ne surviennent pas en fonction des besoins », indique Guillaume Lecointre.
Mais quid de ces chercheurs qui, à intervalles réguliers, voudraient redonner raison au Français, tels les spécialistes de l’épigénétique, qui, étudiant les variations dans l’expression des gènes au fil de l’existence, ont montré la transmission de caractères acquis ? « Cette idée n’est pas propre à Lamarck, Darwin était lui aussi convaincu d’une telle transmission », rappelle le botaniste Yves Delange, auteur d’une biographie de Lamarck. Quant au terme « évolution », ils ne l’ont inventé ni l’un ni l’autre. « Il désignait alors le processus de développement de l’embryon. C’est le biologiste allemand Ernst Haeckel qui, en 1860, va l’utiliser dans son sens actuel, métaphoriquement, et Darwin le reprendra seulement dans la sixième édition de son livre. »
Lamarck, nobliau impécunieux, onzième rejeton d’une famille sans fortune, n’en fut pas moins un savant audacieux et d’avant-garde en bien des domaines.
« C’est un penseur admirable. Ce qu’il écrit en 1820 sur les dégâts que les humains occasionnent à la nature, sur la biodiversité, est d’une modernité inouïe », s’enthousiasme Guillaume Lecointre. En témoignent ces lignes visionnaires du « Système analytique des connaissances positives de l’homme » : « L’homme, par son égoïsme trop peu clairvoyant pour ses propres intérêts, […] semble travailler à l’anéantissement de ses moyens de conservation et à la destruction même de sa propre espèce. En détruisant partout les grands végétaux qui protégeaient le sol, […] il amène rapidement à la stérilité ce sol qu’il habite, donne lieu au tarissement des sources, en écarte
les animaux qui y trouvaient leur subsistance […]. On dirait que l’homme est destiné à s’exterminer lui-même après avoir rendu le globe inhabitable. » Il meurt en 1829. Et si sa statue, érigée en 1908 grâce à une souscription relayée par la célèbre revue américaine « Science », le campe en incompris injustement éclipsé, c’est en raison d’une légende aussi vivace qu’erronée, qui court toujours, explique Pietro Corsi. « Raillé, méprisé, Lamarck aurait fini sa vie sans un sou, jeté dans une fosse commune, tandis que Darwin, reconnu et honoré, a été enterré en grande pompe à l’abbaye de Westminster. »
LE COU DE LA GIRAFE
Si sa dépouille a été jetée aux Catacombes, c’est en raison d’une épidémie de choléra. Connu et estimé de son temps, Lamarck était titulaire de la chaire de zoologie au Muséum national d’Histoire naturelle récemment créé et siégeait à l’Institut national des Sciences et des Arts, qui remplaçait l’Académie des Sciences, suspendue en 1793, pendant la Terreur, tout comme les universités. « Jusqu’au milieu du xixe siècle, il est lu et admiré dans le monde entier. De grands dictionnaires de sciences médicales ou de sciences naturelles extrêmement considérés font son éloge », raconte Pietro Corsi. « Et le jeune Darwin, lorsqu’il est étudiant à Edimbourg, en 1826, est informé de son travail par ses professeurs », ajoute Guillaume Lecointre. Lamarck n’en compte pas moins quelques adversaires de premier plan, mais cela ne nuit ni à sa popularité ni à son crédit. « Aujourd’hui, la parole de l’Académie et des institutions officielles est vue comme celle de la science, mais à l’époque, c’était très différent. Le public éduqué, les intellectuels, qui étaient des personnages publics, souvent des gentilshommes, se sentaient tout à fait libres d’aller à son encontre », explique Pietro Corsi.
Aux rivalités féroces, si familières au monde de la recherche, s’ajoutent des affrontements métaphysiques. Même s’il ne discute pas l’origine divine de la vie, Lamarck inscrit d’emblée l’être humain dans sa théorie transformiste. Darwin n’y viendra que bien plus tard, dans son dernier livre, à pas prudents. Il compte aussi parmi les tout premiers à parler d’hominisation, remettant ainsi en question une séparation radicale entre les humains et les animaux. « Imaginer une origine naturelle de la morale, de l’être humain, réserver à la science la question des origines : les monothéismes n’y étaient pas prêts », explique Pierre Jouventin. L’exemple de la girafe dont le cou se serait allongé par les efforts répétés pour attraper les plus hautes feuilles des arbres n’occupe que quelques pages dans « Philosophie zoologique », mais il se popularise rapidement et fait les délices de ses adversaires.
On le tourne en ridicule, comme s’il voulait signifier que les animaux se transforment sous l’effet de leur volonté. L’anatomiste Cuvier, chargé de rédiger son éloge funèbre, s’en donne à coeur joie : « C’est à force de vouloir nager qu’il vient des membranes aux pieds des oiseaux d’eau; à force d’aller à l’eau, à force de ne vouloir pas se mouiller, que les jambes s’allongent à ceux de rivage; à force de vouloir voler, que les bras de tous se produisent en ailes, et que les poils et les écailles s’y développent en plumes. » Une erreur dans la version anglaise de son livre aurait encore forcé le trait de cette caricature, le mot « besoin » ayant été remplacé par « désir ». Et autant dire que dans l’Angleterre des débuts de l’ère victorienne, très hostile à la Révolution française et à ses valeurs, Lamarck n’est pas en odeur de sainteté. Darwin, par ailleurs très défiant devant tout ce qui n’est pas britannique, sera d’autant moins enclin à se réclamer de ses travaux.
Etre raillé et déformé, c’est là le lot commun des novateurs. Darwin ne le sera pas moins, accusé de faire descendre l’homme du singe. Mais s’agissant de découvertes qui bouleversaient l’ordre social et ses fondements spirituels, l’un comme l’autre ont donné naissance à des courants politiques très influents. Ces mouvements prétendaient fonder leur légitimité sur les lois de la nature en lieu et place de la Divine Providence. Les lamarckiens défendant le primat de l’acquis, de l’éducation et de la coopération sur la compétition, quand, pour les darwiniens, la sélection naturelle rendrait nécessaire le triomphe des « meilleurs », des plus forts dans une société fondée sur le struggle for life. Les protestations répétées de Darwin et des biologistes à l’égard de ce contresens finaliste et élitiste n’y changent rien. Pour la plupart d’entre nous, l’évolution, c’est cette frise, devenue une signalétique universelle, où des silhouettes simiesques se redressent progressivement jusqu’à l’être humain, sorte d’E=mc2 du vivant. Elle confond sélection et amélioration, faisant des hasards changeants de l’évolution un progrès des espèces, dont le chefd’oeuvre serait, naturellement, la nôtre. Supérieure, forcément supérieure.
Jusque sous la IIIe République, Lamarck reste la référence. Les travaux de Mendel sur la génétique ne se sont pas encore diffusés. « Il est considéré comme le grand innovateur, l’hypothèse proposée par Darwin étant regardée comme militariste, malthusienne, alors qu’on préfère la coopération à l’idéologie de la lutte pour la survie. Et jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, se dire lamarckien, c’était se revendiquer de gauche et même d’extrême gauche », explique Pietro Corsi. Pour les mêmes raisons, aprèsguerre, le Français devient persona non grata aux EtatsUnis, injustement associé au stalinisme et à ses pires crimes. Car au début des années 1930, sous l’influence d’un technicien agricole, Lyssenko, Staline avait pris en horreur l’idée de toute influence de l’hérédité, l’éducation seule pouvant améliorer le sort des hommes. Il fit même déporter et emprisonner des généticiens. Se réclamant du lamarckisme, Lyssenko prétendait, par l’influence du milieu, améliorer les rendements de la culture du blé d’hiver en le réfrigérant pour modifier son cycle de vie et vaincre les famines. On connaît la suite, qui se compte en millions de morts. Cela n’empêcha pas que ce pseudoscientifique soit célébré comme un héros national, couvert d’honneurs et de titres prestigieux. Savant héritier des Lumières, ennemi du despotisme, Lamarck doit encore s’en retourner dans ses Catacombes.
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