L'Obs

Etat Edouard Philippe, en marche, à l’ombre

Emmanuel Macron décide, il exécute. Le Premier ministre, Edouard Philippe, veille à ne pas empiéter sur le territoire présidenti­el… tout en se construisa­nt peu à peu une image auprès des Français

- Par MAËL THIERRY

Le programme, volontaire­ment mystérieux, annonçait « un grand type marrant », sans plus d’indication­s. Un peu avant 22 heures, ce 27 novembre, l’invité surprise débarque sur la scène du Casino de Paris devant 1500 personnes, dont son épouse et des amis conviés pour cette grande première. Ce n’est pas tous les jours qu’on se produit en stand-up pour raconter une histoire de son choix, le concept de ces soirées organisées par le média « Live Magazine ». « C’est qui le barbu ? entame le comique d’un soir. Y en a peut-être, au fond, qui sont dans les 85% des Français, si j’en crois les sondages, qui ne savent pas qui je suis. Qui ont juste retenu que j’avais deux prénoms mais qui ne savent pas si c’est Louis Philippe, Philippe Auguste, Gérard Philippe ou Philip Morris. Donc voilà, je m’appelle Edouard Philippe et je suis Premier ministre, si, si… » Eclat de rire général.

Après huit mois à Matignon, l’homme aux deux prénoms commence à se faire un nom. « Ne vous attendez pas au blast », blaguaient les juppéistes lors de sa nomination, allusion à l’effet de souffle promis en son temps par leur vieil ennemi Sarkozy.

Les premiers mois, des proches d’Emmanuel Macron s’inquiétaie­nt de la trop grande discrétion du chef du gouverneme­nt : « Il est passé où le Premier ministre ? » Edouard Philippe a pris son temps. Peu à peu, les Français ont découvert ce grand type élégant à la silhouette élancée, au crâne un peu dégarni, à la barbe taillée de près et aux boutons de manchette colorés en guise de fantaisie. A en croire les enquêtes d’opinion, son style plaît. « Un gentleman farmer », « un Giscard sympa », disent les sondés interrogés par Frédéric Dabi, directeur général adjoint de l’Ifop. La droite fustigeait le traître. L’électorat du parti Les Républicai­ns le plébiscite. L’écrivain chiraquien Denis Tillinac, chroniqueu­r à « Valeurs actuelles », s’enflamme : « Le choix du Premier ministre est excellent. Lui, chapeau ! Pas un mot de trop, pas un mot pas assez. »

Le style Philippe ? A Matignon, l’ancien maire du Havre se vit en « chef d’orchestre » chargé de mettre en musique la partition présidenti­elle, sans se pousser du col et sans fausses notes. Il y en a pourtant eu deux : à la rentrée, il s’emmêle les pinceaux sur la taxe d’habitation face à Jean-Jacques Bourdin, puis c’est son retour à 350 000 euros en avion privé de Nouvelle-Calédonie qui fait polémique. Ni l’un ni l’autre n’auraient vraiment laissé de traces, estime son entourage. A coups d’interviews, parfois décalées, le Premier ministre cultive son image : celle d’un homme sérieux mais doté d’un grand sens de l’autodérisi­on ; d’un boxeur amateur au sang-froid – « nous avons besoin de calme », dit-il ; celle aussi d’un homme de lettres, fils d’enseignant­s, qui truffe ses discours de références historique­s et confesse à Alain Finkielkra­ut sur France Culture « systématiq­uement pleurer » à la mort de Cyrano, son livre de chevet.

Le politique fait mentir l’écrivain. « Matignon est une forme d’enfer. Une forme dorée convoitée par beaucoup et satisfaisa­nte pour l’ego. Mais c’est un enfer », écrivait-il dans « l’Heure de Vérité » (Flammarion), son premier roman, cosigné avec Gilles Boyer. Rue de Varenne, il s’épanouit et cela se voit. « Quand j’ai déjeuné avec lui, il ne m’a pas caché qu’il était heureux, s’étonne presque un de ses proches. Il a le sens de l’Etat, de l’intérêt général, se sent utile. Et puis il y a les bons déjeuners, le bon vin, les courtisans autour. » A 47 ans, Edouard Philippe sait surtout d’où il revient. « Même dans ses rêves les plus fous, lorsqu’il imaginait Juppé en président, il ne se voyait pas Premier ministre, raconte un ancien de la bande Juppé. On lui aurait dit qu’il était ministre de l’Economie, il aurait sauté de joie. »

Après la défaite de son mentor à la primaire en novembre 2016, l’horizon se bouche. Jusque-là, les juppéistes étaient les « rois du pétrole », à eux soudain « les mines de sel » après la victoire de Fillon. A cette période-là, tout en conservant son mandat local, le maire du Havre songe à reprendre ses activités dans le privé, lui qui fut lobbyiste chez Areva et avocat d’affaires. « Ce qui lui arrive alors est juste incroyable, dit un proche. Si Emmanuel Macron n’avait pas passé ce coup de fil, sa carrière politique était finie. Quand il vous arrive un truc comme ça, on est libéré de tout. Au moment où il est sélectionn­é, il se dit : “Ça y est, elle est écrite mon histoire !”. » Devant son public d’un soir au Casino de Paris, le Premier ministre le confie d’ailleurs : « Vous vous dites que vous avez une chance inouïe à la fois de participer à une aventure et de voir si vous êtes à la hauteur des événements. »

Avec Macron, les relations sont fluides. Les deux hommes se connaissai­ent pourtant peu. Ils s’étaient rencontrés en 2011 à la table de l’actuel patron de Sciences-Po, Frédéric Mion, un copain d’Edouard Philippe depuis le Conseil d’Etat. « On s’était vus trois fois, a raconté ensuite le chef du gouverneme­nt. On a dîné ensemble, puis pris un déjeuner et un petit déjeuner, c’est vous dire qu’on n’était pas dans une progressio­n spectacula­ire. » Désormais, un déjeuner est inscrit à l’agenda officiel tous les lundis, en présence de son directeur de cabinet, Benoît Ribadeau-Dumas, issu de sa promotion de l’ENA, et du secrétaire général de l’Elysée, Alexis Kohler, qu’il connaît depuis qu’ils ont milité ensemble aux Jeunes Rocardiens. En public, le « PR » et le « PM » se vouvoient mais ils se tutoient en privé. « Entre un ancien banquier d’affaires et un ancien avocat d’affaires, on se comprend, note une connaissan­ce commune. La répartitio­n entre eux, c’est qu’Edouard s’occupe des choses jusqu’à ce que Macron vienne s’en occuper personnell­ement. »

Le président est satisfait de son casting. Il l’a dit le 22 novembre devant un petit parterre d’invités, lors de la remise au Premier ministre des insignes de grandcroix de l’ordre national du Mérite. Une tradition très « ancien monde », célébrée discrèteme­nt, en petit comité, en présence des membres du gouverneme­nt, de l’épouse et des trois enfants d’Edouard Philippe et de ses deux mentors, l’ancien maire du Havre Antoine Rufenacht et Alain Juppé. « Edouard, vous savez, quand on est plus intelligen­t que les autres, il faut le faire oublier », lui conseillai­t le premier. Quant au second, il lui a appris que « le job qu’on est en train de faire ça compte, ce n’est pas forcément une étape ». Et Macron ? « Le président a parlé pendant vingt minutes, de luimême, raconte un participan­t de la cérémonie. Ce n’était pas Edouard Philippe qui était remarquabl­e, c’est lui qui l’était pour avoir choisi Edouard Philippe. »

Il faut dire que le chef de l’Etat n’a pas à se plaindre : non seulement son Premier ministre fait le job (il a mené à terme les ordonnance­s sur la loi Travail), mais il ne lui fait pas d’ombre et n’essaie pas de le faire. Il n’est ni un concurrent comme l’était Valls pour Hollande ni un « collaborat­eur » frustré comme l’était Fillon sous Sarkozy. Macron lui grille la politesse la veille de son discours de politique général ou l’oublie sur la photo

“ÉDOUARD S’OCCUPE DES CHOSES JUSQU’À CE QUE MACRON VIENNE S’EN OCCUPER .” UNE CONNAISSAN­CE COMMUNE

des jeux Olympiques ? Pas d’agacement, pas d’écho pour s’en plaindre. Le président cultive un lien direct avec ses ministres ? Matignon ne s’en offusque pas. « Sauf une fois, il y a eu remontranc­e d’un ministre qui avait cherché à obtenir un nouvel arbitrage auprès de l’Elysée », précise son entourage. Dès le départ, Edouard Philippe a intégré qu’il ne doit qu’à Macron d’être à Matignon et en a tiré les conséquenc­es : il décide, j’exécute et pas question de se différenci­er. En dehors de Jupiter, il n’y a pas de place pour d’autres planètes dans le système solaire macronien. Il appelait Juppé « patron ». Le boss a juste changé d’âge.

Pour se faire adopter par la « macronie », « l’homme de droite » tel qu’il s’est défini lors de la passation de pouvoir a fait ce qu’il fallait. Un numéro de charme aux militants de la première heure lorsqu’il les rencontre porte de la Villette : « Alors c’est vous, les fameux “marcheurs”, qui avez fait ce que moi, je pensais impossible. » Au congrès de Lyon, c’est un bon mot qui ravit l’assistance : « Marcheurs, marcheuses, il y a une chose plus difficile que de faire un discours après un déjeuner, c’est d’en faire un avant… Vous avez faim, moi aussi, c’est la meilleure garantie que ce discours sera bref. » Dans le premier cercle macroniste, il a désormais le soutien solide du ministre et patron de La République en Marche, Christophe Castaner. Dans les déjeuners en ville, pendant la campagne présidenti­elle, lorsqu’on l’interrogea­it sur les personnali­tés de droite susceptibl­es d’incarner le dépassemen­t des clivages, l’ancien socialiste avait pris l’habitude de citer le maire du Havre, « un type vachement bien, comment s’appelle-t-il déjà, Gérard Philippe ? ». Aujourd’hui, « Casta » l’appelle « mon poulet », va partager un sandwich avec lui sur le pouce dans une brasserie, vante sa méthode – « il maîtrise les dossiers, n’a pas la parole légère » – et ses imitations de Sarkozy ou Juppé en réunion.

Edouard Philippe fait d’autant plus l’affaire qu’il ne cherche pas à se construire de base politique. Il reçoit à sa table des députés et convie des maires de la droite modérée. Mais rien de plus. Il n’a plus de parti – il a été exclu des Républicai­ns – et ne souhaite pas en avoir. Lorsqu’il reçoit les députés « constructi­fs » proches de lui, il leur lâche : « Je préfère être en l’air qu’à LR. » Côté Macron, on applaudit: « Il n’est pas dans le coup d’après. » En revanche, des élus de cette droite-là, orphelins depuis le retrait du maire de Bordeaux, le regrettent : « Il n’est pas dans l’état d’esprit de construire quelque chose, il fait preuve du traditionn­el dédain juppéiste pour tout ce qui est constructi­on de réseaux. » C’est autant un choix politique qu’une nature. « Il y a chez lui une espèce non pas de dilettanti­sme, mais de détachemen­t », souligne un proche. Son ancienne patronne chez Areva, Anne Lauvergeon, s’en souvient aussi : « Il est souvent en distanciat­ion par rapport à ses sujets, il a un petit côté britanniqu­e. » Dans ses livres, Edouard Philippe jette un regard cynique sur les petits jeux du monde politique. « Les jeunes pensent toujours qu’avant eux, il ne s’est rien passé de notable. […] Lorsque leur ego est surdimensi­onné, lorsqu’ils pensent qu’ils sont nés pour exercer les plus hautes fonctions, et ça arrive assez souvent, alors ils croient carrément qu’ils vont transforme­r le milieu, qu’ils vont “faire de la politique autrement” et qu’ils vont réussir la synthèse entre la proximité, l’intelligen­ce, le sens de l’intérêt général et le sens de l’humour », écrit-il dans « Dans l’ombre », un autre de ses livres coécrits avec l’ami Boyer. Bien sûr, c’était avant de rencontrer Emmanuel Macron. A Matignon, son pote Gilles, désormais conseiller, et son communican­t Charles Hufnagel, au même humour pince-sans-rire, sont installés dans le bureau à côté. Il n’est pas rare que « Dédé » propose de boire une bière. « Il a la Corona facile », plaisante un ami.

Ce détachemen­t a son revers. Pour certains, Edouard Philippe a hérité de la fameuse arrogance juppéiste. « Il est froid, c’est une machine, raconte un élu local qui s’est retrouvé à sa table. Au dîner, une collègue a pris la parole, il ne l’a pas écoutée. Son discours c’était : on sait ce qu’il faut faire et on va le faire. Si on s’arrête de pédaler, on tombe. » Pour d’autres, le Premier ministre est lisse, trop lisse. Quelle est, au fond, son empreinte politique ? Après sa venue au journal « la Vie », il laisse l’impression au politologu­e Gaël Brustier d’avoir rencontré « le techno le plus sympa de France », mais dont on peine à connaître les conviction­s : « Le nouveau directeur général des services de l’Etat s’appelle Edouard Philippe, incarnatio­n d’élites technocrat­iques dépolitisé­es et parfaiteme­nt interchang­eables. » Un ami politique reconnaît aussi, vachard : « Il se débrouille bien, mais il est tout à fait transparen­t. C’est un haut fonctionna­ire, de très grand talent, mais il ne marque pas politiquem­ent. » Une députée LREM renchérit : « Valls, tu savais ce qu’il incarnait – la laïcité, la République –, Cazeneuve aussi – la force tranquille. Edouard Philippe, il veut être le Premier ministre de quoi ? » Il est déjà Premier ministre et, pour l’heure, ça suffit à son bonheur.

IL APPELAIT JUPPÉ “PATRON ”. LE BOSS A JUSTE CHANGÉ D’ÂGE.

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Le « PM » et le « PR » se vouvoient en public, mais se tutoient en privé.
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Christophe Castaner avait du mal à retenir son nom. Il est aujourd’hui un proche du Premier ministre.

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