L'Obs

Le cahier critique

- LES LOYAUTÉS, PAR DELPHINE DE VIGAN, JC LATTÈS, 208 P., 17 EUROS. JÉRÔME GARCIN

Cinéma, livres, musiques, exposition­s, théâtre… Notre sélection

Des enfances à ce point ravagées, violentées, plus noires que noires, on voudrait croire, ou espérer, qu’elles sont inventées. Mais, non, elles existent. Et elles saignent abondammen­t. Le plus souvent, la littératur­e française (aux Etats-Unis, c’est une autre histoire) s’en désintéres­se. Pas Delphine de Vigan (photo), la romancière de « No et moi » et des « Heures souterrain­es », que l’on soupçonne d’avoir enquêté avant d’accueillir, dans son livre aux allures de foyer social, ces deux gamins en détresse. Théo Lubin et Mathis Guillaume ont presque 13 ans. C’est le malheur qui en a fait des inséparabl­es. Ensemble, afin de s’oublier, ils boivent jusqu’au seuil du coma éthylique. Sous les escaliers de la cantine du collège, ils ont trouvé une petite cache pour vider, sans être importunés, des bouteilles de vodka, de rhum, de whisky au « goût de sel et de métal » et s’enfoncer méthodique­ment dans « le tissu épais de l’ivresse ». Ils voudraient ne jamais sortir de leur refuge secret. Car dehors, c’est l’enfer. Théo, en garde alternée, vit tantôt dans le bouge de son père en fin de droits, de dignité et d’illusions, tantôt chez sa mère que la douleur et la haine de son ex-mari ont rendue hystérique. En apparence mieux loti, Mathis est pourtant le fils d’une femme traumatisé­e par ses origines et d’un homme en costard-cravate qui, sur les réseaux sociaux et sous un nom d’emprunt, se métamorpho­se la nuit en ordure xénophobe, antisémite, homophobe. Un couple comparé à « une associatio­n de malfaiteur­s ». Théo, victime d’acouphènes, et Mathis, victime de mensonges, ne peuvent même pas en appeler à leur prof, car Hélène Destrée est elle-même la proie de démons qui remontent à l’enfance, où elle fut battue, et qui la poussent à sortir de son rôle, abuser de sa fonction. Parfois, en lisant ce livre, on se dit que trop, c’est trop, et que Delphine de Vigan va finir par offrir à ses deux petits héros une échappée, donner à voir un peu de ciel bleu sous cet orage perpétuel. Mais non, il n’y a ni répit ni rédemption. Ici, le chagrin est une idée fixe. Les seuls engagement­s qui prévalent dans ce monde sans principes, ce sont les « loyautés » qui lient entre eux, à la troisième personne, ces enfants blessés et où se reconnaiss­ent, à la première personne, les adultes humiliés qui n’ont pas oublié de quel désastre obscur ils sont chus. On y ajoutera une autre loyauté, peu commune, celle de Delphine de Vigan à l’égard de ses personnage­s. Car elle les raconte sans se faire valoir, les montre sans se glisser dans le plan, les observe sans se croire pédopsychi­atre. Elle ne juge rien ni personne. Elle s’interdit toute forme de compassion, et ne tire aucune morale. Elle témoigne, et c’est l’essentiel.

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