MERAL AKSENER
— Pieuse, de centre droit, démocrate et donc européenne, elle veut détrôner Erdogan. —
Au bout d’une heure, elle a craqué : « Ça ne vous ennuie pas si je fume », m’a-t-elle demandé, se jetant sur son paquet. Meral Aksener a continué de m’expliquer à quel point les sondages avaient raison de la voir bientôt arracher à Recep Erdogan la présidence de la Turquie.
« Les élections présidentielle et législatives de l’automne 2019, dit-elle, seront avancées au début de l’été prochain. » Comme beaucoup de ses compatriotes, elle en est convaincue, car la terre se dérobe sous les pieds du « sultan », comme les Turcs appellent Erdogan depuis qu’il a limogé plus de 150 000 fonctionnaires, muselé la presse, fait arrêter des journalistes par douzaines et jeté en prison plus de 50 000 opposants ou jugés comme tels.
Ce n’est pas que l’économie se porte mal. Avec un taux de 7% cette année, la croissance est même excellente. Nouveaux quartiers, ponts, routes et ligne de métro automatique à Istanbul, la Turquie se modernise à vue d’oeil mais l’endettement est si lourd et la bulle immobilière si inquiétante que la livre turque ne cesse plus de dégringoler. La confiance s’érode et, plus grave encore, pour Recep Erdogan, le oui à sa nouvelle Constitution ne l’a emporté que de peu au printemps dernier, alors même que toutes les télévisions vantaient soir et matin les avantages de l’accroissement de ses pouvoirs.
Constamment réélu depuis 2002, le « sultan » finit par faire peur et lasser. Il a perdu les grandes villes et, « vous verrez », ce sera bientôt tout le pays, dit Meral Aksener, car « il a gâché la chance qu’il était pour la Turquie ».
La chance? Quelle chance? En quoi Erdogan aurait-il été une chance pour les Turcs ?
Tant d’ignorance fait sourire cette historienne. Mais oui, répond-elle de sa voix toujours égale d’ancienne prof de fac. Parce qu’il venait de l’islam politique et qu’il était partisan de l’entrée dans l’Union européenne, Erdogan aurait pu réconcilier les deux Turquie, la Turquie d’Atatürk et la Turquie conservatrice, la laïque et la religieuse, celle qui est tournée vers l’Europe et celle qui regarde vers les terres de « l’ancien Empire ». La « dame de fer », c’est son surnom, n’a pas tort. Après avoir redéfini son parti, l’AKP, le Parti de la Justice et du Développement, en « parti musulman conservateur » et avoir lancé les réformes démocratiques qu’exigeait l’adhésion à l’Union, Erdogan eut un âge d’or. L’économie était vraiment solide. Les démocrates nageaient dans le bonheur de voir leur pays voguer vers l’Europe et les trois branches du conservatisme turc – la droite élitaire, les islamistes et les plus pieux des paysans et des petits-bourgeois du commerce et de la fonction publique – exultaient d’avoir un président a chant sa foi et dont la femme porte le voile.
Cette synthèse, Meral Aksener en est visiblement nostalgique car elle est elle-même « pieuse », de « centre droit », « démocrate et donc européenne ». « Mais alors que reprochez-vous à Erdogan. Pourquoi vous présenter contre lui ? » Réponse : « Il est de la même ville que mon mari. Nos familles se connaissent et, moi-même, je le connais très bien, mais, après sa première réélection, lorsqu’il n’a plus eu peur de l’armée et qu’il s’est senti si fort, il a oublié la réconciliation. Il ne s’est plus soucié de ce qui aurait dû être sa tâche historique. » Erdogan aurait-il donc eu un « agenda caché » ? Comme le disaient en 2002 les démocrates les plus sceptiques ? Ses négociations avec l’Union n’auraient-elles eu qu’un seul but : renvoyer l’armée à ses casernes, ligoter cette gardienne de la laïcité et passer ensuite à la réislamisation de la Turquie ?
Meral Aksener balaie cette idée : « Non ! Il n’a jamais voulu et ne veut toujours pas instaurer la charia mais il a commencé à s’acheter des soutiens politiques à coups de petites ou grandes faveurs, à nommer des gens beaucoup plus fidèles que compétents, à gouverner seul, et au fond, c’est vrai, oui c’est vrai il est resté fidèle au Caire. » Par « Le Caire », elle veut dire les inventeurs de l’islam politique, les Frères musulmans égyptiens qui voulaient fonder la renaissance des terres d’Islam sur une rupture avec les droites et les gauches occidentales et un retour au ciment de la religion commune. Il a voulu devenir un nouveau calife, le chef de file de l’Islam, et c’est ainsi qu’il aurait embourbé la Turquie dans les conflits du Proche-Orient.
Le fait est que Recep Erdogan est aujourd’hui fâché avec le régime de Damas qui lui reproche son soutien à l’insurrection, et avec l’Arabie saoudite qui n’apprécie pas qu’il se soit rapproché de l’Iran par peur de l’émergence, à sa frontière, d’un Kurdistan syrien indépendant. Même pour la Turquie, surtout pour elle, l’Orient est compliqué et Meral Aksener voudrait donc s’en dégager pour rouvrir au plus vite le chemin de l’Europe.
Alors ne la pressez pas de questions sur son programme et ce qu’elle voudrait faire, elle, pour réconcilier les deux Turquie. D’abord, elle esquive puis abat ses cartes en a rmant que « l’important n’est pas ce qu’on dit mais ce qu’on est ». L’important, c’est « le profil personnel » et le sien est celui d’une femme de 61 ans à l’autorité certaine, d’une bonne musulmane mais en cheveux, d’un croisement des deux Turquie, famille paternelle proche d’Atatürk et famille maternelle conservatrice, d’une ancienne ministre de l’Intérieur qui avait résisté à un coup d’Etat militaire en 1997 et d’une figure de la droite qui s’était battue comme une lionne au printemps dernier – d’où son autre surnom « la Lionne » – contre le passage au régime présidentiel.
Cette femme, Recep Erdogan peut di cilement la couvrir d’insultes puisqu’elle est une femme, cela ne se fait pas, qu’elle est de droite comme la grande majorité de la Turquie et plaît à nombre d’électeurs de l’AKP. Il peut encore moins la jeter en prison parce qu’elle est devenue la mère aimante qui s’oppose au père sévère. Il a donc choisi de l’ignorer pour ne pas contribuer à la placer sur le devant de la scène mais, dans les sondages, elle n’est désormais plus qu’à 2 points de lui au premier tour et le bat sans appel au second en s’adjugeant des voix de tous les bords et même des Kurdes, alors que son nationalisme est intransigeant.
Meral Aksener rallume une cigarette : « C’est simple! Turcs ou Kurdes, nous voulons tous la justice, la démocratie, des emplois pour les jeunes et le respect des libertés individuelles. » C’est si simple qu’elle a baptisé le parti qu’elle a fondé Le Bon Parti. C’est tellement simple qu’elle y croit dur comme fer, avec une conviction qu’elle a su communiquer à beaucoup de politologues turcs, d’ambassades étrangères, et avant tout d’électeurs.