L'Obs

L’ILLUSION DU BIPARTISME

- Par Michel Winock, historien

Le 23 avril aura-t-il sonné le glas du bipartisme en France, comme on l’a dit et répété ? Mais a-t-il jamais existé ? La IIIe et la IVe République ne l’ont pas connu. Certes, il y a bien eu quelques élections où les gauches parvenaien­t à s’unir contre un adversaire commun : les monarchist­es en 1877, les nationalis­tes en 1902, les « fascistes » en 1936 : rares moments de « bloc » et de « front » sous la IIIe, qu’on ne revit jamais sous la IVe, en raison notamment d’un puissant Parti communiste marginalis­é par la guerre froide.

Paradoxale­ment, le général de Gaulle a été le véritable fondateur du bipartisme, lui qui récusait les partis au nom du « rassemblem­ent ». En instituant l’élection du président de la République au suffrage universel à deux tours, il créait les conditions favorables aux alliances, aux coalitions derrière chacun des deux candidats du second tour. François Mitterrand s’avisa très vite de cette chance pour la gauche d’accéder au pouvoir. Dès 1965, première élection au suffrage universel, de Gaulle affronte le candidat de la gauche unie, Mitterrand. Le scénario se répète de 1974 à 2012 (à l’exception de 2002), et deux grands partis en profitent : le PS et la droite républicai­ne aux noms successifs.

Toutefois il ne faudrait pas oublier que, même sous la Ve, on a vu des gouverneme­nts sans majorité stable qui n’ont pu parfois légiférer qu’à l’aide de l’article 49-3. Ce fut le cas du gouverneme­nt Debré en 1960, et son successeur Pompidou eut à subir une motion de censure deux ans plus tard. Songeons aussi au gouverneme­nt Barre sous Giscard (dix fois le 49-3), au gouverneme­nt Rocard sous Mitterrand (le 49-3 à 28 reprises), sans parler du gouverneme­nt Valls.

Une réalité historique que le système masquait jusqu’à présent refait surface : la France politique est multiforme, le multiparti­sme est dans son ADN, les contradict­ions entre groupes, personnes, intérêts, régions, classes, religions, idéologies n’ont jamais cessé. « Notre ennemi héréditair­e : la division », disait Giscard. Tocquevill­e notait déjà dans son « Ancien Régime et la Révolution » que l’individual­isme dominait la société de son temps et, au prix d’un oxymore, pouvait parler d’« individual­isme collectif », qu’on peut aussi appeler corporatis­me, particular­isme, clientélis­me, etc. La fonction des grands partis a été de construire de l’union au-delà des divergence­s, de canaliser les opinions, de créer du consensus entre leurs adhérents. On peut douter que l’élection du 23 avril annonce la fin des partis. Ils ne sont pas morts ou ils renaîtront. Mais sans doute pas le prétendu bipartisme.

Pour l’heure, les législativ­es décideront. L’hypothèse d’une Assemblée fractionné­e sans groupe majoritair­e est plausible. Un retour à la IVe République ? On peut aussi imaginer, comme cela se passe en d’autres démocratie­s européenne­s, un gouverneme­nt de coalition fondé sur un engagement contractue­l entre des groupes aptes au compromis. Le chaos ou le renouvelle­ment peut ainsi sortir de la défaite des deux grands partis de gouverneme­nt.

Dernier livre paru : « la France républicai­ne », Robert Laffont.

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