L’ILLUSION DU BIPARTISME
Le 23 avril aura-t-il sonné le glas du bipartisme en France, comme on l’a dit et répété ? Mais a-t-il jamais existé ? La IIIe et la IVe République ne l’ont pas connu. Certes, il y a bien eu quelques élections où les gauches parvenaient à s’unir contre un adversaire commun : les monarchistes en 1877, les nationalistes en 1902, les « fascistes » en 1936 : rares moments de « bloc » et de « front » sous la IIIe, qu’on ne revit jamais sous la IVe, en raison notamment d’un puissant Parti communiste marginalisé par la guerre froide.
Paradoxalement, le général de Gaulle a été le véritable fondateur du bipartisme, lui qui récusait les partis au nom du « rassemblement ». En instituant l’élection du président de la République au suffrage universel à deux tours, il créait les conditions favorables aux alliances, aux coalitions derrière chacun des deux candidats du second tour. François Mitterrand s’avisa très vite de cette chance pour la gauche d’accéder au pouvoir. Dès 1965, première élection au suffrage universel, de Gaulle affronte le candidat de la gauche unie, Mitterrand. Le scénario se répète de 1974 à 2012 (à l’exception de 2002), et deux grands partis en profitent : le PS et la droite républicaine aux noms successifs.
Toutefois il ne faudrait pas oublier que, même sous la Ve, on a vu des gouvernements sans majorité stable qui n’ont pu parfois légiférer qu’à l’aide de l’article 49-3. Ce fut le cas du gouvernement Debré en 1960, et son successeur Pompidou eut à subir une motion de censure deux ans plus tard. Songeons aussi au gouvernement Barre sous Giscard (dix fois le 49-3), au gouvernement Rocard sous Mitterrand (le 49-3 à 28 reprises), sans parler du gouvernement Valls.
Une réalité historique que le système masquait jusqu’à présent refait surface : la France politique est multiforme, le multipartisme est dans son ADN, les contradictions entre groupes, personnes, intérêts, régions, classes, religions, idéologies n’ont jamais cessé. « Notre ennemi héréditaire : la division », disait Giscard. Tocqueville notait déjà dans son « Ancien Régime et la Révolution » que l’individualisme dominait la société de son temps et, au prix d’un oxymore, pouvait parler d’« individualisme collectif », qu’on peut aussi appeler corporatisme, particularisme, clientélisme, etc. La fonction des grands partis a été de construire de l’union au-delà des divergences, de canaliser les opinions, de créer du consensus entre leurs adhérents. On peut douter que l’élection du 23 avril annonce la fin des partis. Ils ne sont pas morts ou ils renaîtront. Mais sans doute pas le prétendu bipartisme.
Pour l’heure, les législatives décideront. L’hypothèse d’une Assemblée fractionnée sans groupe majoritaire est plausible. Un retour à la IVe République ? On peut aussi imaginer, comme cela se passe en d’autres démocraties européennes, un gouvernement de coalition fondé sur un engagement contractuel entre des groupes aptes au compromis. Le chaos ou le renouvellement peut ainsi sortir de la défaite des deux grands partis de gouvernement.
Dernier livre paru : « la France républicaine », Robert Laffont.