L’AMÉRIQUE BLOQUÉE
Même en cas de raz de marée pour Hillary Clinton, les républicains pourraient entraver l’action de la présidence
Le juge Garland attend. C’est un homme courtois, pondéré, modéré. Et patient. Depuis que Barack Obama a soumis sa nomination à la Cour suprême, le 16 mars, Merrick Garland attend que le Sénat veuille bien l’examiner. Ce ne sera pas avant l’élection. Après? Hillary Clinton n’a pas encore dit si elle nommera ce magistrat apprécié à gauche comme à droite, ou choisira un candidat à elle pour remplacer feu le juge Scalia. Mais John McCain, sénateur de l’Arizona et adversaire malheureux d’Obama en 2008, a déjà annoncé la couleur : « Je vous promets que nous serons unis contre le candidat que choisirait Hillary Clinton, quel qu’il soit. » Il suffit aux républicains d’être 40, sur un total de 100 sénateurs, pour bloquer une nomination. Le juge Garland n’a pas fini d’attendre.
Le juge Neals attend. Lui a été nommé par Obama il y a encore plus longtemps, en février 2015, comme juge fédéral dans le New Jersey. Il attend, et il n’est pas le seul : plus de 90 postes de juges fédéraux sont vacants, le Sénat refusant de confirmer les candidats nommés par Obama. Dans le New Jersey, les malheureux juges en place traitent chacun 700 affaires, contre 430 en moyenne dans le pays.
Les Américains attendent. Sondage après sondage, ils clament leur soif de réformes de bon sens : 55% sont favorables à un contrôle plus strict des armes à feu, 60% veulent un relèvement du salaire minimum, 72% sont pour une régularisation des immigrés en situation irrégulière, 69% souhaitent que le prochain président lutte contre le réchauffement climatique… Les Américains attendent, mais ils ne voient rien venir : en deux ans, le « Do-Nothing » Congress (« Congrès qui ne fait rien ») a voté seulement une vingtaine de lois significatives. « Peut-être le pire de tous les Congrès » de l’histoire américaine, estime le politologue Norman Ornstein.
L’Amérique est bloquée. Pas grippée, bloquée, et en danger. Il y a un an, Matthew Yglesias, l’influent chroniqueur et journaliste de Vox, commençait ainsi une tribune provocatrice : « La démocratie constitutionnelle américaine va s’effondrer. » « Très peu de gens sont d’accord avec moi, précisait-il alors. Quand je dis cela, les gens pensent généralement que je plaisante. » Aujourd’hui, plus personne ne sourit. A force d’attendre, le pays est devenu fou, manquant de peu de porter à sa tête un psychopathe narcissique. Dans quatre ans, un autre candidat, tout aussi dangereux mais plus intelligent, peut très bien prendre le relais.
Ce n’est pas un problème de personnes. En prêtant serment le 20 janvier, Hillary Clinton soulignera la nécessité de « parler au camp opposé », de passer des compromis. Elle mettra en avant son oecuménisme politique comme sénatrice de New York. Obama était distant, cérébral; elle saura recevoir les parlementaires pour partager petits-fours et apéritifs. La réponse de la droite ? Elle tient tout entière dans le « niet » de McCain au sujet de la Cour suprême.
Comment en est-on arrivé là? Certains font remonter la dérive à 1994, avec Newt Gingrich et son « Contrat avec l’Amérique » qui a nationalisé l’élection parlementaire en la rendant hyperpartisane et débouché sur la procédure de destitution de Bill Clinton. En 1993, près d’un tiers des élus venaient encore de districts politiquement mixtes, et ils prenaient soin de ménager le camp d’en face en faisant leur travail de législateurs, c’est-à-dire en acceptant des compromis. Ils ne sont plus que 18 aujourd’hui, soit un peu plus de 4%. En 1993, les partis et les corps intermédiaires gardaient un pouvoir, une autorité, et permettaient à la démocratie de « métaboliser l’agression inhérente à toute société pluraliste », pour reprendre l’expression de Jason Grumet, président du Bipartisan Policy Center. Même après l’impeachment de 1998, Bill Clinton signait à nouveau des lois trois semaines après le vote de la Chambre des Représentants prononçant sa destitution.
Tout cela semble si loin… Au Sénat, de 2009 à 2014, les républicains ont dégainé à tout-va le filibuster, une procédure d’obstruction censée rester rare, qui permet à la minorité de bloquer ou de retarder une nomination ou le vote d’une loi. A la Chambre, c’est encore pire. L’Américain moyen ignore tout de Chris Jankowski, un obscur tacticien républicain. C’est pourtant lui, sonné par la victoire d’Obama, qui a lancé en 2009 l’opération RedMap (The Redistricting Majority Project), l’une des arnaques les plus spectaculaires et réussies de l’histoire américaine : une main basse sur un grand nombre de législatures d’Etat, ouvrant du même coup la possibilité d’un phénoménal charcutage des circonscriptions électorales utilisant les « big data » (données de masse) pour disséquer l’électorat au microscope.
Les districts ont été redécoupés avec une précision chirurgicale assurant un avantage structurel imbattable aux républicains. Résultat : en 2012, les candidats démocrates à la Chambre des Représentants récoltent 1 365 000 voix de plus que les républicains… mais n’emportent que 201 sièges, contre 234 à la droite. La domination républicaine est si ancrée que les démocrates ont très peu de chances de reconquérir la Chambre le 8 novembre, même avec un raz de marée électoral. Il faudrait que Hillary Clinton l’emporte de 12 points pour que la probabilité d’une Chambre démocrate soit de fifty-fifty. « Depuis l’élection de 2010, le système a été faussé pour créer une majorité républicaine artificielle (mais infaillible) à la Chambre et dans les capitales des Etats du pays », résume David Daley, auteur d’une enquête sur l’opération RedMap (1).
C’est bien plus grave qu’un hold-up numérique. Avec leurs circonscriptions taillées sur mesure, les congressmen se retrouvent presque assurés d’être réélus dans leurs districts. Leur préoccupation n’est plus l’élection générale mais la primaire, où toute velléité de modération ou de compromis serait punie sans pitié par la base militante, celle-là même qui a plébiscité Trump. Les quelque 40 membres du Freedom Caucus (issus du Tea Party) qui ont eu la peau de John Boehner, speaker de la Chambre jugé trop conciliant, se décrivent volontiers comme des flibustiers. En réalité, ils ont remporté leurs districts respectifs avec une moyenne de 38 points d’avance. Ils peuvent donc prendre des positions extrêmes sans risquer quoi que ce soit, et ils font un bras d’honneur aux Américains indiquant leur détestation du Congrès (18% d’opinions favorables), jugé en 2013 plus impopulaire que Gengis Khan, les embouteillages et les cancrelats! Leurs électeurs à eux les rééliront de toute façon.
C’est cela qui est nouveau, dans la démocratie américaine : la polarisation de la gauche et de la droite a déjà existé dans le passé, mais c’est la première fois qu’elle est idéologique, et non plus de circonstance. Avec elle, le donnant-donnant de la démocratie devient impossible. Et à cause d’elle, un cercle vicieux s’enclenche : le Congrès est bloqué, les électeurs le détestent encore plus, la polarisation s’accroît et, par là même, les blocages.
Comme toujours en politique, il y a de l’oeuf et de la poule dans la crise actuelle. L’obstruction et le charcutage de la droite alimentent la crise, mais ils sont aussi le fruit d’une division géographique de plus en plus marquée entre les deux Amérique, les électeurs démocrates se concentrant dans les régions côtières et les grandes villes. Le discours politique devient de plus en plus polarisé, caricatural et intolérant, mais il est aussi l’écho d’un monde nouveau où les technologies de l’information permettent à chacun de vivre dans des silos étanches, à l’abri d’opinions différentes des siennes.
Hillary Clinton sait tout cela. Choisira-t-elle d’entonner la sérénade du « tous ensemble », avec le même résultat désastreux qu’Obama ? Ou bien s’attaquera-t-elle à la racine du mal, par exemple en supprimant la pratique abusive et destructrice du filibuster au Sénat ? On le saura très vite. Car, cette fois, il n’y aura pas de round d’observation.
LE DISCOURS POLITIQUE DEVIENT DE PLUS EN PLUS POLARISÉ, CARICATURAL ET INTOLÉRANT.
(1) « Ratf**ked : The True Story Behind the Secret Plan to Steal America’s Democracy », par David Daley (Liveright, juin 2016).