Touraine l’optimiste par Mathieu Gervais
Dans son dernier essai, le sociologue dénonce le gauchisme autant que le capitalisme rentier. Et rêve d’un projet moderniste qui rassemblerait de Manuel Valls à la jeunesse engagée de Nuit debout…
Le Nouveau Siècle politique », le dernier livre d’Alain Touraine, est une analyse en forme de plaidoyer. Le sociologue appartient aux fondateurs de la sociologie française de l’après-guerre, issue d’un savant mélange d’excellence académique, d’immersion sur le terrain et de fréquentation de la sociologie américaine. A 91 ans, il rappelle que sa génération a toujours son mot à dire sur les évolutions contemporaines.
Quel est son diagnostic ? L’élection présidentielle qui s’amorce fournit l’illustration flagrante de ce que la crise que traverse la France est avant tout une crise de la pensée. Confrontées à la réalité d’une société postindustrielle, les élites politiques et intellectuelles françaises restent enfermées dans les cadres mentaux d’une société industrielle. Car l’époque actuelle se caractérise par un lien inédit entre individu et société, qui radicalise les innovations issues du siècle des Lumières. D’un côté, libéré des emprises traditionnelles de la famille et de la religion, l’individu n’a jamais eu autant le désir d’être pleinement et librement luimême, de se construire lui-même comme un sujet – ce que l’on appelle la « subjectivation ». D’un autre côté, les institutions de la modernité (Etat, école, partis, syndicats) peinent à garantir le lien social face à la globalisation économique (fin de la société de la production et entrée dans la société de la communication) et culturelle (remise en question de l’universalisme dans une situation multiculturelle). Naît ainsi un désarroi qui profite d’une part aux défenseurs communautaristes d’identités prétendues naturelles et d’autre part aux « pouvoirs totaux » qui déploient une emprise économique et politique sur nos existences.
Quelle est sa solution ? Touraine place au centre de sa proposition la défense de la subjectivation comme projet humaniste : le « sujet » doit pouvoir exprimer sa créativité de manière totalement libre. L’Etat et à sa suite l’éducation et les syndicats doivent donc devenir postindustriels, c’est-à-dire se mettre au service non plus de la « socialisation », mais de la « subjectivation ». Le lien social doit puiser ses forces non plus dans un projet politique ou social, mais dans un projet éthique. L’Etat-nation, loin d’être désuet, doit alors être refondé comme le niveau le plus pertinent de la généralisation du désir de singularisation dans la perspective éthique universelle de la dignité humaine. Concrètement, Touraine plaide pour un Etat capable de lutter contre les inégalités, ce qui implique pour lui la réindustrialisation de certaines régions et la critique des élites politiques européennes et françaises. Cet Etat doit aussi être le garant de la laïcité en tant que conciliation entre deux quêtes de sens, individuelle et collective.
Ce projet, que Touraine dit « démocrate » plus que « républicain », pour signifier la manière dont les structures collectives doivent être mises au service de l’individu, va avec une critique des options politiques existantes. Le « gauchisme » vit encore dans l’illusion de la lutte des classes, et ses analyses postcoloniales lient trop rapidement Etat et impérialisme. L’écologie ne doit pas être une proposition politique mais simplement la critique scientifique des atteintes à l’environnement. La droite est coupable d’avoir favorisé un « capitalisme rentier » et peine aujourd’hui à se démarquer des chantres de l’identité et du choc des civilisations. Quant au champ intellectuel contemporain, le sociologue en dresse un bilan sévère, et ne sauve que, à droite, Finkielkraut et, à gauche, Edgar Morin… et lui-même !
Touraine souhaite la réaffirmation d’une option proprement moderniste, qu’il place dans la lignée de Mendès France, Rocard et Delors. Ce projet, formulé en termes vagues, verrait l’improbable alliance de la « jeunesse radicale » façon Nuit debout et du « gouvernement de Manuel Valls », du désir de liberté et de la défense de l’Etat. Ce mélange de promotion du libéralisme politique, d’attachement à l’Etat-nation et de dénonciation morale des maux de notre société semble au bout du compte peu original. De plus, l’invitation à accorder les analyses avec une réalité postindustrielle tend vers une lecture postpolitique bien loin de l’universalisme éthique revendiqué par l’auteur, et qui semble favoriser plutôt le libre jeu du marché. Le diagnostic de la crise comme étant d’abord une crise de la pensée trouve peut-être là sa limite.