L'Obs

Le motel a des yeux

LE MOTEL DU VOYEUR, PAR GAY TALESE, TRADUIT PAR MICHEL CORDILLOT ET LAZARE BITOUN, ÉDITIONS DU SOUS-SOL, 256 P., 19 EUROS.

- DAVID CAVIGLIOLI

« Le Motel du voyeur » commence simplement : Gay Talese (photo), roi du journalism­e américain, raconte qu’il a reçu, en 1980, une lettre anonyme. L’expéditeur disait avoir acheté un motel dans le Colorado, en 1969, pour espionner ses clients pendant qu’ils faisaient l’amour. Il avait « découpé dans le plafond d’une douzaine de chambres des ouvertures rectangula­ires de 15 centimètre­s sur 35 ». Tous les jours, depuis son grenier, il regardait et prenait des notes. Il admettait satisfaire des « tendances voyeuriste­s », mais assurait que le projet avait aussi une dimension scientifiq­ue : l’étude exhaustive de la sexualité humaine. Talese s’est rendu au Manor House Motel. Il a rencontré l’homme, Gerald Foos. Il est monté dans le grenier. Il a regardé une femme sucer un homme. Foos lui a passé ses notes, un pâté descriptiv­iste de plusieurs centaines de pages, tantôt sordide, tantôt poignant, dans lesquelles on surprend des humains en train de se pénétrer, de se masturber, de se jouir dessus, à deux ou à trois, dans la joie ou la tristesse, en se parlant ou en silence, lumières éteintes ou allumées. Le récit de Talese va en se complexifi­ant, notamment parce que Gerald Foos assiste à quelques scènes pénalement condamnabl­es (un jeune homme qui viole sa soeur, par exemple) sans agir. Jusqu’au moment où il intervient, et où ça dégénère : un jour de 1977, il pénètre dans la chambre d’un couple de dealers pour jeter leur drogue aux toilettes, provoquant une catastroph­e – chapitre troublant, dans lequel le vrai et le faux sont difficiles à distinguer, Foos ayant aussi des tendances mythomania­ques. « Le Motel du voyeur » devient alors une méditation morale retorse. Peut-on se contenter d’observer ? Y a-t-il une différence entre le voyeur et l’écrivain ? Et le lecteur, quel est son rôle dans ce grenier ? Talese, sans ignorer ces questions, a l’élégance de les laisser en suspens. Cette nonchalanc­e éthique a provoqué un malaise dans la presse anglophone. Mais il aurait été dommage que l’on sorte d’un livre aussi pervers sans se sentir souillé.

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