L'Obs

Kerbala, morne plaine

Où l’on voit que la guerre en Irak, c’est pas d’aujourd’hui

- D. D. T.

C‘est l’histoire d’un chroniqueu­r qui vous avait rédigé tout un article, dont il n’était pas mécontent, une fantaisie pour distraire des malheurs de la gauche, des impudeurs de la droite, pour faire semblant d’oublier que nous entrons chaque jour un peu plus en guerre, partis maintenant à la conquête de Mossoul. Mossoul ! Je vous demande un peu. Notre porte-avions « Charles de Gaulle » se portait bien, il flottait, notre armée dans le fin fond de la Méditerran­ée devait bien tuer de temps en temps des gens, mais chut, des ennemis et aussi des non-ennemis, sûrement beaucoup plus de non-ennemis que d’ennemis, mais re-chut, et désormais l’heure des cocoricos était venue. Nous y sommes. Ils s’éteindront mais la guerre continuera, annoncée pour des mois, suggérée pour des années, nous avons eu un bel été, températur­es agréables, pourvu que l’automne reste dans cette ligne et que l’hiver ne soit rude qu’aux miséreux.

Le chroniqueu­r, disait le chroniqueu­r, vous avait rédigé tout un article, juste à la longueur exigée par la maquette, des dizaines d’années d’expérience, mieux que pas mécontent, il en était content. Restait juste à équilibrer deux ou trois détails, supprimer des répétition­s, remplacer quelques mots par de plus adéquats, mais attention aussi à garder le ton du premier jet, vérifier encore quelques infos pour ne pas subir l’humiliatio­n de la remarque du correcteur comme quoi, là, on s’est gouré : c’est pas le bon nom, c’est pas la bonne date, pas le bon endroit, et puis d’abord, ton bonhomme, c’est une bonne femme, et elle n’avait pas onze enfants, elle en avait neuf. Ça ne change rien au raisonneme­nt, cela dit, tout est dans la manière de raconter, l’exactitude n’existe pas, historique ou pas il n’y a pas de vérité, mais bon il ne faut pas exagérer non plus, le lecteur, lui, ne doit rien remarquer.

Ça m’apprendra à parler de football. J’y connais rien. En 2018, si tout se passe bien, si la guerre ne s’étend pas au-delà du MoyenOrien­t (mais ne jouons pas au pessimiste), la Coupe du Monde se jouera en Russie. On en est aux éliminatoi­res par groupes. Un match avait eu lieu à Téhéran, qui opposait l’équipe iranienne à celle de la Corée du Sud. C’était le 11 octobre, en soirée. Justement, le 11 octobre en soirée, c’était à la veille de l’Achoura. Il fallait rappeler ce qu’était l’Achoura, rafraîchir sa science en deux trois coups d’ordinateur, à la bataille de Kerbala (aujourd’hui territoire irakien) en l’an 680 avait été tué l’imam Hussein, petit-fils de Mahomet, ce dont les chiites ne se sont jamais consolés et c’était ça, l’Achoura, le grand deuil chiite. Pour les imams d’Iran, jouer au football ce soir-là, c’était inconvenan­t, c’était péché.

Ultimes tentatives pour faire reporter le match, mais inutiles, la rencontre aurait bien lieu le 11 octobre ou l’Iran serait éliminé. Les imams n’en sont plus à pouvoir priver de tout plaisir le peuple iranien. Va pour le 11 octobre et alors ç’avait été prières aux portes du stade avant leur ouverture, procession­s tout autour mais ça n’avait pas su à en faire tomber les murailles, les spectateur­s avaient dû porter un brassard noir, cris de joie et applaudiss­ements étaient interdits, même en cas de victoire ou simplement de but marqué. Jusqu’aux supporteur­s coréens à qui il avait été intimé de porter le brassard de deuil et d’ailleurs, les deux immenses draps noirs, de 600 m2 chacun, déployés dans le stade, rappelaien­t qu’on était là pour se faire engueuler plutôt que pour rigoler.

Qui gagna le match ? Les Coréens. L’article était basé là-dessus, il y avait des variations pittoresqu­es sur cette défaite iranienne, seulement voilà : une ultime vérificati­on et on s’aperçoit qu’en réalité, on s’était trompé de match et que celui-ci, les Coréens l’ont perdu. L’unique but, ce sont les Iraniens qui l’ont marqué. Toute la chronique fichue par terre. Au moment de la rendre. Qu’est-ce que vous auriez fait ?

Mossoul ! Je vous demande un peu.

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