L'Obs

CHAUVEL CONTRE LES BABY-BOOMERS

Une tribune du sociologue Louis Chauvel

- PASCAL RICHÉ

Le sociologue Louis Chauvel a, depuis la fin des années 1990, une double conviction bien ancrée, pour ne pas dire obsessionn­elle : les classes moyennes françaises vivent un déclasseme­nt sans équivalent; une génération s’est enrichie au détriment des suivantes, pillant des ressources sociales qui ne se renouvelle­ront pas. Dans son dernier livre, « la Spirale du déclasseme­nt » (1), il revient sur ces deux thèmes pour les tresser dans une prose crépuscula­ire, passant de l’analyse technique ardue aux envolées pamphlétai­res, du froid graphique à la référence littéraire, de la distance scientifiq­ue au bouillonne­ment intime. L’ensemble donne un texte parfois brouillon mais fourmillan­t de sujets de réflexion. Quoi qu’en disent ceux qui le critiquent, Louis Chauvel est un chercheur stimulant, un de ceux qui savent « rendre des choses invisibles visibles ».

Sa thèse centrale? La France a laissé depuis trente ans se produire un « déclasseme­nt systémique », sacrifiant ses classes moyennes et ses jeunes au profit des possédants et des seniors. Il su t d’observer les di érences vertigineu­ses de patrimoine (immobilier, notamment) pour s’en convaincre. Ce grand changement menace les fondations de la société car il met à bas l’idée de progrès, consubstan­tielle à une « civilisati­on de classe moyenne ». On assiste à un écartèleme­nt continu entre la chanceuse génération des Trente Glorieuses (qui a connu tous les bonheurs : travail à plein temps, enrichisse­ment patrimonia­l, retraites confortabl­es, rentes…) et les suivantes qui, en dehors des héritiers, n’ont que leurs diplômes dévalorisé­s pour pleurer. Mais les Français sont dans le déni, allant jusqu’à détourner le regard de phénomènes évidents, comme la « repatrimon­ialisation » de la société (bien exposée par Thomas Piketty), la réduction du pouvoir d’achat relatif des catégories intermédia­ires ou la progressio­n du fossé entre le revenu moyen des retraités et celui des jeunes actifs.

Résultat, rien n’arrête la spirale qui, selon Chauvel, emporte tout : croissance, Etat-providence, équilibres budgétaire­s, « rendement » des titres scolaires, autonomie de la jeunesse… Ses deux précédents livres (voir sa bio) ont soulevé des polémiques, notamment à gauche, où l’idée de lutte des génération­s est considérée comme une chimère éclipsant celle des classes. Si la part des salaires a diminué de plusieurs points dans la valeur ajoutée, arguaient ses détracteur­s, c’est au profit des détenteurs de capitaux, et non des personnes âgées, parmi lesquelles on trouve à la fois riches et pauvres. Chauvel ferait par ailleurs l’impasse sur les solidarité­s intergénér­ationnelle­s (parents qui aident leurs enfants, enfants qui manifesten­t pour la retraite de leurs parents), et sous-estimerait le fait que les jeunes, en vieillissa­nt, « rattrapent » leurs di cultés. Enfin, les vraies victimes de la crise ne seraient pas les jeunes des classes moyennes, mais les non-diplômés.

Louis Chauvel balaie ces raisonneme­nts, qu’il juge dangereux car ils nourrissen­t nos illusions – et donc la fameuse spirale. Celle-ci, loin de toucher les seules marges fragilisée­s de la société, en détruit par capillarit­é le noyau central. C’est l’image du sucre au fond de la tasse de café : « La partie supérieure semble toujours intacte, mais l’érosion continue de la partie immergée la promet à la déliquesce­nce ». Quant à la solidarité intergénér­ationnelle, il l’admet. Mais elle n’a rien de réconforta­nt, puisqu’elle ne fait que creuser le fossé : « Les jeunes dévalorisé­s seront ensuite des adultes en di culté, puis des retraités appauvris qui ne pourront soutenir à leur tour leurs enfants. »

Comment casser cette mécanique infernale? La réponse à cette question n’est pas le point fort du livre de Chauvel, comme si une touche d’espoir pouvait gâcher son pot au noir. L’auteur se borne à rêver d’un ver sacrum (« printemps sacré »), en référence au rituel romain par lequel, après une calamité, on confiait aux jeunes une partie du troupeau et on les invitait à fonder une nouvelle cité. Il suggère de laisser la jeunesse libre d’inventer « des champs nouveaux du développem­ent humain » et de « découvrir de nouveaux territoire­s ». Autrement dit, la solution est terra incognita… (1) Le Seuil, 2016, 148 p., 16 euros.

 ??  ?? Né en 1967, professeur à l’université du Luxembourg, Louis Chauvel a publié « le Destin des génération­s » (1998) et « les Classes moyennes à la dérive » (2006, Seuil). Ce mois-ci paraît « la Spirale du déclasseme­nt. Essai sur la société des illusions »...
Né en 1967, professeur à l’université du Luxembourg, Louis Chauvel a publié « le Destin des génération­s » (1998) et « les Classes moyennes à la dérive » (2006, Seuil). Ce mois-ci paraît « la Spirale du déclasseme­nt. Essai sur la société des illusions »...

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