L'Obs

L’éditorial de Jean Daniel

- J. D.

Mémoire et paradoxe

Cela devait arriver. C’est arrivé. Le monde entier est désormais hostile à l’Etat d’Israël. Il est attaqué? Certes, mais il a une façon désastreus­e de se défendre. On lit ici qu’en un seul mois « plus de 1 000 Palestinie­ns, en majorité civils, ont été tuésdans labandedeG­aza ». Il y a quelques années, on aurait su dans le même titre le nombre de victimes israélienn­es. Oui mais voilà, quelque chose a changé dans les opinions comme dans les représenta­tions. Le petit Etat hébreu n’est plus protégé par la mémoire de la Shoah. Il a cessé d’être un martyr aux yeux du monde. Cela ne veut pas dire – ce serait indécent et provocateu­r – qu’à l’occasion des bombardeme­nts de Gaza on aurait dû rappeler Auschwitz. Simplement le temps passe. Et les jeunes gens d’aujourd’hui ont entendu parler d’autres génocides, ceux du Cambodge, du Rwanda ou de la Bosnie. Or le paradoxe, et non des moindres, c’est qu’au moment où cette mémoire s’estompe au fil des ans leurs aînés entendent résonner en France avec douleur les accents de haine antisémite et tout le champ de la sémantique des vulgarités injurieuse­s de leur jeunesse. Partout? Non, heureuseme­nt. Je me précipite sur le fait, si inédit, que des intellectu­els musulmans estiment cette fois, et surtout chez nous, en France, devoir se manifester, et non pas, grands dieux, pour ajouter à la haine et à la violence. Il suffit d’un titre pour savoir que l’on sera réconforté : « Etre solidaires des Palestinie­ns sans céder au réflexe tribal », a écrit l’un d’entre eux dans « le Monde ».

La France, Israël et les Al gériens

Il y a des choses qu’à la faveur de ce nouveau conflit mes contempora­ins plus jeunes découvrent alors qu’elles nous étaient hier encore infiniment familières. D’abord la thèse selon laquelle en filigrane du drame du Proche- Orient se jouerait sur notre sol un nouvel épisode de la relation complexe qui unit la France et la communauté algérienne ou d’origine algérienne. On parle de colère, voire de détestatio­n. Depuis quand? On ne le dit pas. La colonisati­on? La guerre d’Algérie? L’immigratio­n? Ce sont là trois événements décisifs, bien sûr, mais qui ne sauraient expliquer la soudaine et explosive conjonctio­n de ces phénomènes endormis. Selon les tenants de cette thèse, ce serait à soutenir Israël sans férir que la France se serait coupée des Algériens. C’est oublier un peu vite que cette histoire ne date pas d’aujourd’hui mais d’hier. Pour tous les Algériens – comme d’ailleurs pour tous les Maghrébins et les Arabes–, la France est le pays colonisate­ur, certes. Elle est aussi le pays qui déclencha, en 1956, l’expédition de Suez contre Nasser, en s’alliant pour l’occasion

Le petit Etat hébreu n’est plus protégé par la mémoire de la Shoah. Il a cessé d’être un martyr aux yeux du monde.

à la Grande-Bretagne et… à Israël. Alors, tout cela n’a pas empêché la solidité des liens assez exceptionn­els, et même mystérieux, qui demeurent entre la France et l’Algérie. Des pauses, des trêves, des réconcilia­tions ont eu lieu, et un grand nombre d’Algériens sont heureux de pouvoir venir vivre et, pour certains, s’enraciner en France. Mais cela ne peut effacer le fait que, depuis les différente­s intifadas et malgré les révolution­s maghrébine­s, il y a une associatio­n dans l’opinion arabe contre l’ancien colon, contre l’ancien ennemi de Nasser, pour l’islam et contre Israël. Ce devrait être une évidence, or on voit des analyses parfois officielle­s l’ignorer ou la sous-estimer. Il est, culturelle­ment et affectivem­ent, naturel qu’un certain nombre de solidarité­s demeurent vives et, comme aujourd’hui, se développen­t.

Comporteme­nt humanitair­e

On ne pouvait éviter la solidarité sentimenta­le et spontanée des Algériens avec les Palestinie­ns. Je cite souvent, pour bien me faire comprendre, l’exemple d’un petit voyage en voiture que je viens de faire avec un ami algérien. Je demande qu’on se mette à la place de ce jeune homme, allumant la radio de sa voiture et entendant toutes les heures un communiqué sur les Palestinie­ns tombant sous le coup d’une balle israélienn­e. Les communiqué­s étaient transmis en boucle, si bien qu’à la fin, puisque j’étais dans cette voiture, je voyais ce jeune Algérien se transporte­r vers la crise. Il ne s’agissait pas de savoir qui avait raison, en tout cas pas pour moi, tout simplement je voyais un être frôler l’épilepsie, se transforme­r, parce qu’il était placé dans cette situation. Cela ne fait pas de nous les meilleurs justiciers, mais cela ne nous prive pas non plus d’un comporteme­nt humanitair­e. La coopératio­n franco-israélienn­e est devenue parfaite, proclame un ministre. Il en est de même pour les relations israélo-américaine­s. C’est-à-dire que ces deux grandes nations ont plus que les autres la capacité d’exercer des pressions décisives sur les responsabl­es duHamas et d’Israël. Pour parler de ce qui se passe en ce moment, il semble que, grâce aux Américains, un certain nombre de pourparler­s puissent aboutir à une trêve d’une durée de plus en plus longue parce que chacun croit avoir atteint son but, en particulie­r le Hamas, qui n’était rien et qui est le grand vainqueur de cette épreuve. C’est une catastroph­e parce que les actuels dirigeants du Hamas se sont manifestés depuis vingt ans comme les plus radicaux des Palestinie­ns en commençant par saboter Mahmoud Abbas, le président de l’Autorité palestinie­nne.

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