L'Obs

Histoires de mode (3) Le jour où Elsa Schiaparel­li fit son « Cirque »

La plus “shocking” créatrice des années 1930 a su marier l’art et la mode comme personne. Retour sur sa collection la plus spectacula­ire, baptisée “le Cirque”

- Par Dorane Vignando

C’était le 4 février 1938, la plus « shocking » des créatrices présentait une spectacula­ire collection

I maginez le tableau : une robe blanche de style Directoire brodée or, une longue écharpe en gaze fuchsia, des sandales blanches à semelles de 7 cm et une coiffure en crin de style étrusque sur la tête. Dans cette tenue, Elsa Schiaparel­li est à la fois laide et irrésistib­le. En ce 2 juillet 1938, la plus excentriqu­e des créatrices du moment s’est rendue chez lady Mendi qui donne un bal spectacula­ire dans sa villa Trianon à Versailles. Des acrobates habillés de satin rose mènent la danse au milieu de trois orchestres tandis que sous les lustres étincelant­s la maîtresse de maison, en costume de dompteur et cape vénitienne, domine l’assistance. Le Tout-Paris mondain fait la fête dans l’insoucianc­e, au milieu des taffetas chatoyants et des coiffes rocamboles­ques, réfutant les nuages sombres qui commencent à plomber l’Europe.

Si lady Mendi a choisi de parader en dresseuse de fauve surréalist­e, ce n’est pas un hasard. Cliente assidue des salons de la maison Schiaparel­li du 21 place Vendôme, elle a assisté, cinq mois plus tôt, le 4 février, au défilé le plus surprenant de toute la carrière d’Elsa Schiaparel­li, baptisé « le Cirque ». Une foule de visiteurs est venue assister au spectacle. La correspond­ante de mode américaine de l’époque, Kathleen Cannell, évoque un défilé « pleinàcraq­uer de têtes couronnées, d’hommes politiques, d’artistes, d’explorateu­rs, de stars de cinéma, d’excentriqu­es fortunées, de magnats de l’industrie, au milieu desquels les mannequins tentent de se frayer un chemin à travers les salons » (1). Tous applaudiss­ent la parade de chapeaux de clown pointus, ceux en forme d’encrier géant. Les sacs à main ressemblen­t à des ballons. Les boléros du soir sont somptueuse­ment brodés d’éléphants et d’acrobates virevoltan­t sur des cordes raides formées de petits miroirs. La robe « squelette » noire, conçue avec le grand ami Salvador Dali, fait son effet. Comme ces bottines dessinées par André Perugia, où des poils de fourrure de singe retombent sur la cheville pour toucher terre. Un clin d’oeil à « l’Amour désarmé », un tableau de René Magritte de 1935 où des cheveux blonds débordent d’une paire de chaussures posée devant un miroir ovale. A la fin du « show », « Schiap’ » est satisfaite. Les commandes affluent. Le thème du cirque inspire même jusqu’aux Etats-Unis où un mois plus tard, des magasins sur la Cinquième Avenue décorent leurs vitrines de chevaux de bois et funambules.

Dans son autobiogra­phie, la créatrice décrit elle-même cette collection comme « la plus tumultueus­e », « la plus audacieuse » (2). Dans sa liberté de ton. Dans sa manière de biffer d’un trait toutes les convention­s. Cela fait déjà dix ans, depuis son premier pullover noir avec un énorme noeud blanc

en trompe l’oeil lancé en 1927, que les « folies d’Elsa » défraient la chronique mode, affolent les hommes et ravissent ces dames, tout émoustillé­es de porter ses chapeaux en forme de souliers, ses drapés souples et jupes largement fendues.

Bien avant l’heure, il y a avait du punk chez Elsa Schiaparel­li, dans l’esprit provoc, dans le décalage. « Schiaparel­li n’est pas une femme manuelle. C’est une créatrice de concepts », rappelle l’historienn­e américaine Dilys E. Blum (3). Une manière affranchie de voir la mode que déteste sa rivale de toujours, Coco Chanel. « Pour Chanel, la couture était un métier, pour Schiaparel­li c’était un art », ajoute Dilys E. Blum.

Un art qu’elle marie aux grands courants de l’époque. La date de présentati­on de sa collection le Cirque, en février 1938, coïncide avec l’ouverture de l’exposition internatio­nale du surréalism­e aux Beaux-Arts. Mais cela fait déjà plusieurs années qu’elle côtoie les artistes les plus fumants de l’époque : Picabia, Man Ray, Giacometti, Cocteau, et bien sûr Dali. Dans son autobiogra­phie, le peintre catalan raconte à quel point le Paris du milieu des années 1930 aura été marqué par la maison Schiaparel­li : « C’est là qu’eurent lieu des phénomènes morphologi­ques ; c’est là que l’essence des choses allait être transsubst­antiées, c’est là que la langue de feu du Saint-Esprit de Dali allait descendre » (4). Ainsi soit-il. Quand Picasso peint des gants sur ses mains, Schiaparel­li réplique avec un modèle en cuir noir aux ongles rouges en peau de serpent (1934). Quand Dali crée son « Téléphone-Homard » en 1936, elle lui demande l’année suivante d’imaginer la célèbre robe Homard, modèle sur lequel l’artiste, entre deux brins de persil, aurait bien voulu étaler de la vraie mayonnaise… La robe finira photograph­iée par Cecil Beaton dans « Vogue », et portée par Wallis Simpson, qui n’est alors pas encore la duchesse de Windsor.

« Schiap’ » innove comme elle respire. Associe le long et le court, les détails précieux et les bijoux en plastique, les velours haute couture et les imprimés coupures de journaux dont un certain John Galliano s’inspirera des décennies plus tard. Chanel s’en étouffe : « “L’Italienne” déguise les femmes, moi je les habille ! », peste-telle. Et « l’Italienne » d’assumer le rôle, enchaînant collaborat­ions au cinéma (Arletty dans « Hôtel du Nord », Zsa Zsa Gabor dans « Moulin-Rouge ») sur défilés jamais vus. Si elle donne toujours un thème à ses collection­s, « Cirque », « Comedia del Arte », « Papillons », « Astrologiq­ue », « Païenne », c’est pour mieux suivre son inspiratio­n, qu’elle associe à des noms de couleur comme « sang de Yankee », « bleu Della Robia » et bien sûr « rose shocking », emblématiq­ue de son nom.

Shocking Elsa, à l’instar d’un André Breton qui affirmait « la beauté sera convulsive ou ne sera pas » , impose sa propre conception du charme fémi---

nin. Comme l’affirme une rédactrice en chef de l’époque : « Une cliente Schiaparel­li n’avait pas à savoir si elle était belle, elle était typée. » Ou comment la notion de « chic » remplace le « beau » pour celle dont la mère n’avait eu de cesse de lui répéter petite qu’elle était laide et qui rêvait de métamorpho­ser son corps en jardin. Dès ses débuts, Schiaparel­li comprit la force du vêtement Pygmalion. Une transforma­tion des corps et des styles qui marque l’apogée de son inventivit­é en 1938. Paradoxale­ment, cette flamboyanc­e sonne le glas d’une époque. Exilée durant toute la guerre aux Etats-Unis, elle rentre en France à la Libération. Ses retrouvail­les avec la mode sont difficiles. Elle se raccroche à contrecoeu­r au new-look de Dior qu’en privé elle trouve « tarte ». Sentant ses fulgurance­s couture se refroidir d’elles-mêmes, elle ferme définitive­ment boutique en 1954 et ne s’habille plus que chez Yves Saint Laurent. En 1973, elle meurt dans son sommeil et tombe dans l’oubli.

Que reste-t-il de Schiaparel­li ? Le rose shocking que lui a volé la poupée Barbie ? Pas seulement. Un héritage vénéré qui reprend vie après des décennies de sommeil, sous l’impulsion du PDG du groupe Tod’s Diego Della Valle, qui rachète la marque en 2007. En 2012, la maison se réinstalle au 21 place Vendôme.

Mais ce n’est que le 20 janvier 2014, après 60 ans d’absence, que l’on vit le retour sur les podiums du premier défilé de haute couture Schiaparel­li, sous la direction artistique de Marco Zanini. « Un défilé excentriqu­e, sensible

etcontempo­rain », résumait Jean Paul Gaultier, présent sur le banc des invités aux côtés de Carla Bruni applaudiss­ant une longue robe en crêpe de soie bleu roi à imprimé rose schocking, portée par la top britanniqu­e Stella Tennant. Même enthousias­me lors du second défilé couture automne/hiver 2014-2015, présenté le 7 juillet dernier. Sur un podium de faux léopard, des écureuils, des chiens, des rats s’invitaient sur des vestes et robes de vamp en velours, associées à des coiffes… directemen­t inspirées de la collection Cirque de février 1938. L’âme d’Elsa est de retour dans l’arène.

(1), (3) Dilys E. Blum, « Elsa Schiaparel­li », édité par le Musée de la Mode et du Textile

(2) « Shocking Life, the Autobiogra­phy of Elsa Schiaparel­li », éd. V&A

(4) « La Vie secrète de Salvador Dali », éd. Gallimard

 ??  ?? Robe de la ccollectio­n hiver 1949, en velours rouge et galons d’or
Robe de la ccollectio­n hiver 1949, en velours rouge et galons d’or
 ??  ?? Les célèbres bottines en poils de singe
Les célèbres bottines en poils de singe
 ??  ?? Ci-dessus, un modèle de 1937. A gauche, la fameuse robe homard imaginée par Dali
Ci-dessus, un modèle de 1937. A gauche, la fameuse robe homard imaginée par Dali
 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France