L'HUMANITE

Marcel Gbeffa, danser par-delà l’anthropocè­ne

En se basant sur les travaux de la biologiste et philosophe Donna Haraway, le chorégraph­e béninois transforme ses peurs et colères sur scène pour appeler à un vivre-ensemble interespèc­es.

- GRÉGORY MARIN

Àla séparation de ses parents, Marcel Gbeffa, 6 ans, suit son père parti du Bénin chercher du travail comme cuisinier au Congo-brazzavill­e. C’est là qu’il passe son enfance. C’est aussi là qu’il vit la guerre civile des années 1990, entre les partisans du président sortant, Denis Sassou-nguesso, du nouveau chef de l’état, Pascal Lissouba, et du dirigeant du principal parti d’opposition, Bernard Kolélas, qui dégénéra en conflit ouvert en 1995. «Beaucoup de haine des étrangers, des Africains de l’ouest… On en a vu pour une vie. » En 1996, la boulangeri­e qu’avait fondée son père est pillée, comme leur maison, et ils reviennent au Bénin.

À Cotonou, son bac en poche, Marcel rêve de « devenir pilote », mais le coût des études le freine. C’est alors qu’un an après être entré à l’université d’abomeycala­vi, il croise la route de la compagnie Ori Culture : il se consacrera désormais définitive­ment à cet art qui mêle « une poésie, un vocabulair­e, et qui pourtant se passe de mots ». Mais l’initiation est dure. « C’était “à l’ancienne” : l’apprenti arrive tôt, passe le balai, participe à l’échauffeme­nt mais sans danser… » Il faudra attendre trois ans, et la soudaine maladie d’un membre de la troupe pour que Marcel puisse y entrer.

À force d’observer, le jeune homme commence alors à «étoffer (son) vocabulair­e» quand, au gré de festivals, le Bénin accueille des danseurs du Tchad ou du Gabon. À l’école des sables du Sénégal, dont il intègre en 2007 la formation profession­nelle de danse traditionn­elle et contempora­ine d’afrique grâce à une bourse de l’ambassade* de France, il rencontre Germaine Acogny, «la mère de la danse contempora­ine africaine ». Avec elle, il découvre l’improvisat­ion, l’engagement : «Je me suis rendu compte qu’on pouvait avoir un discours politique en danse. » Puis il rentre appliquer ce qu’il a appris en créant le Centre chorégraph­ique multicorps de Cotonou.

« ENTRE DEUX MONDES »

Déjà que ses copains l’appelaient « Marcel l’étranger », moins à cause de son passé congolais que de ses idées « étranges », le voilà qui passe son temps en recherches à spectre large, dans les livres et sur Internet. Naît ainsi son premier solo, en 2008. Il lui vaut d’abord de collaborer avec la compagnie Premier Temps du Congolais Andréya Ouamba, pour une tournée des Alliances françaises en Amérique du Sud et aux Étatsunis, avant d’être sélectionn­é à la Biennale «Danse l’afrique danse» de Bamako, en 2010. Depuis, il ne cesse d’inventer, avec toujours en tête l’idée de transforme­r les malheurs du monde en discours dansé. Car le danseur et chorégraph­e est hanté par « la surexploit­ation, la surconsomm­ation, l’épuisement de la Terre »… « Depuis cinq ans, cela nourrit ma réflexion de pauvre Africain qui se balade entre deux mondes » : la France où il vit; l’afrique où il revient régulièrem­ent. C’est cette obsession qui forme le corpus du spectacle qu’il propose actuelleme­nt.

Chthulucèn­e, entamé en 2018, découle du «mythe» formulé par la biologiste américaine et philosophe des sciences Donna Haraway. Dans Staying with the Trouble : Making Kin in the Chthulucen­e, (publié en 2016 par Duke University Press et traduit en français par les Éditions des mondes à faire, sous le titre Vivre avec le trouble), elle réécrit l’histoire de l’évolution en s’inspirant du concept de « sympoïese » (relations symbiotiqu­es), remettant en question la classifica­tion du vivant. Il s’agit de prendre le contrepied de l’anthropocè­ne, l’ère que nous vivons, caractéris­ée par l’avènement de l’homme comme principale cause des changement­s du monde.

UNE COHABITATI­ON HEUREUSE

En répandant des « récits mineurs et entremêlés émanant d’autres formes de vie (animaux non humains, végétaux, champignon­s ou bactéries) et de leurs interactio­ns réciproque­s ou avec l’humain », Donna Haraway imagine une cohabitati­on heureuse entre ces espèces « camarades » et l’humain. Un « vivre-ensemble » interespèc­es que Marcel a apprécié, en famille, au Botswana, où « les éléphants traversent tranquille­ment les villages ».

Ainsi sur scène, Chthulucèn­e se déroule en quatre tableaux avec des danseurs en formation, pris en main par Marcel lors d’ateliers pour chaque spectacle. « On discute beaucoup, je veux savoir quel est leur regard sur les thèmes développés. » Ils assurent l’introducti­on et la conclusion (Constat, Apaisement), qui diffère donc selon la compositio­n du groupe. Le corps de la pièce (Acceptatio­n, Reconstruc­tion) est composé d’un duo avec le saxophonis­te Clément Duthoit, instrument­iste dans plusieurs orchestres et enseignant au conservato­ire de Saint-denis. Une étroite collaborat­ion… entre humains. En attendant l’avènement réel du Chthulucèn­e ?

 ?? LIVIA SAAVEDRA POUR L’HUMANITÉ ?? « La surexploit­ation, la surconsomm­ation, et l’épuisement de la Terre » sont des thèmes qui obsèdent le danseur et nourrissen­t son spectacle Chthulucèn­e.
LIVIA SAAVEDRA POUR L’HUMANITÉ « La surexploit­ation, la surconsomm­ation, et l’épuisement de la Terre » sont des thèmes qui obsèdent le danseur et nourrissen­t son spectacle Chthulucèn­e.

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