L'HUMANITE

Le grand homme est donc un grand adversaire

- ALAIN DUHAMEL JOURNALIST­E

L’humanité n’a pas fait les choses à moitié : le quotidien communiste a donné toute sa place au grand événement politique et même historique que fut la mort du général de Gaulle, y consacrant sa Une et plusieurs pages intérieure­s. Nulle mesquineri­e, nulle hypocrisie non plus dans le traitement qu’elle lui réserve. À ses yeux, à ceux du PCF, Charles de Gaulle, la déclaratio­n officielle du parti l’atteste, fut à la fois un partenaire et un allié au temps de la Résistance et de la Libération, puis un adversaire et un danger lors de son retour au pouvoir en 1958 avec le « régime autoritair­e » qu’il met en place. C’est dit de façon empesée, avec le lourd vocabulair­e de l’époque, mais c’est dit clairement : il y a le grand patriote de Londres, d’alger, de la Libération, au côté duquel le parti est fier d’avoir délégué des ministres (même s’il en aurait voulu davantage, ce qui n’est pas précisé) et puis il y a l’instaurate­ur de la Ve République, à laquelle le PCF est le seul parti à s’être, en vain, opposé de toutes ses forces. En somme, pour l’humanité, donc pour la direction du parti, le patriote puis l’autocrate, prisonnier de ses origines, de sa culture, bref de sa classe sociale. C’est l’antienne du journal du 11 novembre 1970. Elle apparaît aujourd’hui bien réductrice aux yeux d’un non-communiste : le Général aurait mis en oeuvre la politique que voulaient le « Grand Capital » et la « Grande Bourgeoisi­e » en 1958 après leur avoir tourné le dos en 1940.

Dans son éditorial, publié exactement sous la déclaratio­n officielle du PCF,

René Andrieu, alors la plume la plus célèbre de l’humanité, n’écrit évidemment pas le contraire, mais l’écrit beaucoup mieux et bien plus subtilemen­t. Au total, son article rend un son nettement plus positif. Le titre, déjà, éclate et a été minutieuse­ment pesé : « Un homme d’état ». Une évidence pour les Français, une audace de la part d’un journalist­e communiste renommé. Le texte va encore plus loin : « C’était un grand homme d’état, le plus grand sans doute qui soit sorti des rangs de la bourgeoisi­e française à notre époque. » Certes, aucune complaisan­ce, aucune équivoque dans cet éditorial, peut-être le plus marquant de tous ce jour-là. Le général de Gaulle est bien classé à droite, est bien dépeint en autoritair­e, réfractair­e au contrôle du Parlement, incarnatio­n d’un pouvoir et d’une structure politique voulus par « la grande bourgeoisi­e ». Il laisse « un héritage qui n’est pas le nôtre ». Le grand homme est donc un grand adversaire.

L’intérêt principal de cet éditorial flamboyant tient cependant aux nuances

personnell­es qu’il apporte et au ton qu’il choisit, tranchant sur la pesante scolastiqu­e de la déclaratio­n officielle. S’agissant de la période de la Résistance, combat devenu commun avec les gaullistes, Andrieu, lui-même ancien résistant et ancien officier des FTP, lance « c’était le temps du mépris mais aussi celui de l’espérance et de la fraternité », une phrase qu’aurait pu prononcer le Malraux de la Libération. Il reconnaît plus largement que le général de Gaulle a « voulu à sa manière la grandeur de son pays ». De même, tout en rappelant que de Gaulle avait soutenu la guerre d’indochine puis l’expédition de Suez, le crédite-t-il d’avoir trouvé la solution au terrible problème algérien. Il considère même que c’est à cette occasion qu’il fait la preuve de ses capacités avec le plus d’éclat, fût-ce contre ses sentiments intimes. La déclaratio­n officielle du PCF, elle, n’en dit pas un mot. À propos du caractère du président défunt, il observe à juste titre que le Général opposait à la foule « la valeur individuel­le et l’ascendant de quelques-uns » ou encore que la philosophi­e politique de l’homme du 18 juin, foncièreme­nt pessimiste, était en fait d’essence monarchiqu­e, une thèse qui peut en effet aisément se soutenir.

En somme, la déclaratio­n officielle du PCF donne la ligne,

l’éditorial d’andrieu réussit un portrait. Ils se rejoignent cependant dans le choix commun pour la Une d’une remarquabl­e photo du Général tel qu’ils le voient : imposant, granitique, hiératique, tout en grandeur et en autorité. Souverain. Le résumé de la façon dont le PCF d’alors juge le Général à l’aune de l’histoire.

À lire, du même auteur : Journal d’un observateu­r, Points, 2019.

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