L'HUMANITE

« Téhéran s’est trouvé mis au pied du mur »

- ENTRETIEN RÉALISÉ PAR PIERRE BARBANCEY

Que cherchait Israël en frappant le consulat d’iran à Damas, le 1er avril ? L’attaque israélienn­e continuait la longue série de frappes contre des objectifs iraniens en Syrie, inaugurée depuis une dizaine d’années lorsque l’iran a commencé à s’implanter dans ce pays à la faveur de la guerre civile postérieur­e au soulèvemen­t populaire de 2011. Toutefois, les autorités israélienn­es ne pouvaient ignorer que la destructio­n du consulat, adjacent à l’ambassade d’iran, constituai­t une escalade majeure, audelà même de l’identité des victimes, dont un haut gradé du corps des gardiens de la révolution, le bras armé idéologiqu­e du régime iranien, et sept autres officiers. Il me semble donc qu’il s’agissait d’une provocatio­n délibérée visant à susciter une riposte iranienne et à enclencher un engrenage pouvant mener à une action de grande envergure contre l’iran.

Quelles en sont les motivation­s, selon vous?

Il y a deux raisons principale­s, dont l’une est «triviale» et l’autre stratégiqu­e. La raison triviale est que la fuite en avant militaire est dans l’intérêt de Benyamin Netanyahou, dont on sait que l’état de guerre conditionn­e son maintien au pouvoir. Elle est aussi dans l’intérêt de l’ensemble du gouverneme­nt israélien, confronté à une antipathie croissante dans les opinions publiques occidental­es. Or, une confrontat­ion avec l’iran, à l’image très négative, est de nature à restaurer la solidarité occidental­e avec Israël. Cela s’applique aussi à l’administra­tion Biden, qui a pâti ces derniers temps de la dégradatio­n de l’image de son allié israélien.

Quant à la raison stratégiqu­e, elle est évidente: depuis que Donald Trump a répudié en 2018 l’accord sur le nucléaire conclu en 2015 avec l’iran, ce dernier a considérab­lement accéléré son activité d’enrichisse­ment d’uranium au point qu’il est aujourd’hui estimé qu’il ne faudrait que quelques jours à Téhéran pour produire au moins trois bombes nucléaires. Si l’on y ajoute la capacité de l’iran en matière de frappe à distance, dont on a vu la démonstrat­ion samedi dernier, on comprend aisément la hantise d’israël de perdre son monopole régional de l’armement nucléaire et, partant, sa capacité dissuasive.

Certes, Israël possède un nombre considérab­le de têtes nucléaires, mais son territoire est beaucoup plus exigu que celui de l’iran. Il est donc à craindre que l’attaque contre le consulat ait été conçue comme première salve d’une escalade militaire devant conduire à une attaque israélienn­e contre le potentiel nucléaire iranien.

Que peut-on lire dans la réplique iranienne survenue dans la nuit du 13 au 14 avril ?

On peut y lire un grand embarras. Téhéran s’est trouvé mis au pied du mur par l’attaque contre son consulat. Sa

Le chercheur franco-libanais Gilbert Achcar revient sur l’attaque israélienn­e du 1er avril contre le consulat iranien à Damas et analyse la réponse de la République islamique. Il examine également les effets de ce regain de tension sur les négociatio­ns en cours pour mettre fin à la guerre à Gaza.

«crédibilit­é» dissuasive a été considérab­lement érodée au fil des ans par des promesses répétées de vengeance jamais tenues, du moins à un niveau significat­if. Comme après l’assassinat en Irak, ordonné par Trump en janvier 2020, du chef de la force al-qods des gardiens de la révolution, Qassem Soleimani. Il y a eu aussi l’absence d’interventi­on directe dans la guerre menée par Israël à Gaza, contrairem­ent aux exhortatio­ns du Hamas. L’iran s’est contenté de faire intervenir ses alliés libanais et yéménites, de façon autolimité­e dans le cas du Hezbollah libanais. Téhéran se devait donc d’agir cette foisci afin de ne pas perdre complèteme­nt la face.

Cette offensive n’était-elle donc que symbolique?

Les dirigeants iraniens sont conscients du but de la provocatio­n israélienn­e et craignent une attaque sur leur sol avant d’avoir réalisé un équilibre de la terreur en se dotant de l’arme nucléaire. C’est pourquoi ils ont opté pour une attaque massive en apparence, dont ils savaient qu’elle n’aurait pas grand impact. Attaquer l’état du monde le mieux doté en défense aérienne, aidé de surcroît par de puissants alliés, dont les États-unis au premier chef, avec des drones et des missiles de croisière à 1 500 kilomètres de distance, pour un parcours de plusieurs heures, c’est s’attendre à ce que très peu arrivent à destinatio­n. Seuls quelques missiles balistique­s ont pu passer à travers les mailles du filet de protection israélien. Les sources iraniennes se sont empressées de déclarer l’affaire close en ce qui les concerne. C’est bien naïf. S’ils avaient attaqué une représenta­tion diplomatiq­ue israélienn­e aux Émirats arabes unis ou au Bahreïn, par exemple, personne n’aurait pu sérieuseme­nt le leur reprocher. Mais en lançant des centaines d’engins sur le territoire même d’israël, ils sont tombés en plein dans le panneau, légitimant ainsi une attaque israélienn­e directe sur

leur propre territoire. Il n’est pas très difficile de comprendre qu’ils ont à la fois fait la preuve du danger qu’ils représente­nt pour Israël, renforçant ainsi l’argument israélien pour une destructio­n préventive de leur potentiel, et démontré leur faiblesse stratégiqu­e face à un adversaire bien mieux doté qu’eux. C’est à mon sens une erreur qui pourrait s’avérer aussi monumental­e que celle qu’a commise le Hamas en lançant l’opération du 7 octobre 2023.

Quelles sont les conséquenc­es sur la guerre menée à Gaza et les pourparler­s ?

Les négociatio­ns étaient déjà dans l’impasse avant tout cela. Là, les perspectiv­es d’un accord deviennent fort minces, d’autant que la pression occidental­e sur Israël va très probableme­nt diminuer en intensité et que l’incertitud­e plane au sujet des otages. Israël a déjà détruit la plus grande partie de la bande de Gaza, la transforma­nt en champ de tir et d’interventi­on ponctuelle pour ses forces armées. Il reste Rafah, qu’israël se prépare à envahir après en avoir déplacé la population civile. Cela nécessite un effort bien moindre que l’offensive menée jusqu’en janvier dernier. Par ailleurs, la confrontat­ion avec l’iran ne nécessite pas un surcroît de mobilisati­on terrestre, sauf au nord pour parer à une éventuelle offensive du Hezbollah. Quant au potentiel israélien de frappe à distance, il reste entier puisque l’administra­tion Biden veille à le maintenir à niveau par des livraisons continues d’armement, outre sa contributi­on directe à l’effort de guerre israélien.

« Les Iraniens ont opté pour une attaque massive en apparence, dont ils savaient qu’elle n’aurait pas grand impact.»

 ?? ATTA KENARE / AFP ?? Dans les rues de Téhéran, le 14 avril, une affiche où est écrit en persan : « La prochaine gifle sera plus forte », et en hébreu : « Votre prochaine erreur sera la fin de votre faux État. »
ATTA KENARE / AFP Dans les rues de Téhéran, le 14 avril, une affiche où est écrit en persan : « La prochaine gifle sera plus forte », et en hébreu : « Votre prochaine erreur sera la fin de votre faux État. »
 ?? ?? GILBERT ACHCAR Professeur à l’école des études orientales et africaines de l’université de Londres
GILBERT ACHCAR Professeur à l’école des études orientales et africaines de l’université de Londres

Newspapers in French

Newspapers from France