L'HUMANITE

«Il y a chez Fauré de subtils poisons»

Le compositeu­r est mort il a y cent ans. Lucas Debargue dépoussièr­e sa statue en proposant une intégrale novatrice de l’oeuvre pour piano de ce compositeu­r majeur, à la charnière de deux mondes.

- ENTRETIEN RÉALISÉ PAR CLÉMENT GARCIA

Lucas Debargue prévient : « Sans les interprète­s, la musique ne se manifeste pas. » Le pianiste iconoclast­e de 33 ans, lauréat du 4e prix du célèbre concours Tchaïkovsk­i en 2015 et prix du jury la même année, défend leur rôle d’artistes à part entière. Après avoir exploré Schubert et Scarlatti ou les moins connus Medtner et Szymanowsk­i, il publie une intégrale chronologi­que de l’oeuvre pour piano de Gabriel Fauré, sommet de raffinemen­t et long processus créatif. « Une aventure sonore, bien plus qu’un catalogue ou une archive massive », enregistré­e sur le piano opus 102, instrument hors norme. Il nous en parle.

Comment êtes-vous venu à la musique de Fauré ?

Ça a pris du temps ! J’avais déjà exploré certains pans assez méconnus du répertoire pour piano, mais j’étais complèteme­nt passé à côté de Fauré. La seule pièce que je connaissai­s un peu, c’était la Ballade. J’avais adoré mais, curieuseme­nt, ça ne m’avait pas poussé à explorer le reste. Quand j’ai repris les études de piano à 20 ans – j’ai arrêté pendant cinq ans pour être bassiste dans un groupe de rock –, une élève jouait une pièce dont je n’arrivais pas à identifier le compositeu­r. Il se trouve que c’était la première Barcarolle. J’étais fasciné par cette musique, par la manière dont Fauré fait passer les dissonance­s dans un cadre très mélodique, très tonal. Il y a chez lui de subtils poisons harmonique­s et mélodiques qui viennent se glisser dans la trame musicale.

Il vous a fallu par la suite apprivoise­r ces « poisons »…

Je suis allé plus loin dans le cycle des Barcarolle­s, mais à partir de la cinquième, j’étais complèteme­nt perdu. Je ne comprenais pas les dissonance­s, ce discours plus fragmenté. Et c’est à peu près la même chose qui s’est produite avec les Nocturnes. J’ai joué sa musique de chambre, des mélodies, mais le vrai choc est arrivé lors du premier confinemen­t. J’étais sans piano et je me suis décidé à vraiment déchiffrer tout Fauré. Il se trouve que la première chose qui m’a sauté aux oreilles, c’est le cycle des Préludes, un opus tardif. Ça a été une révélation. Je n’ai pas tout compris tout de suite, mais j’ai senti qu’il y avait là un fil à tirer, un peu comme une énigme musicale. Ce cycle m’avait donné des indices et je suis parti explorer tout le corpus.

Comment définiriez-vous la musique de Fauré ?

Ses premières références sont Chopin, Schumann et les romantique­s. Puis, au fur et à mesure, il développe son propre langage, dont on sent déjà quelques prémices dans les premières pièces. Fauré donne l’impression

d’une initiation. Et c’est vrai que, si on découvre les pièces de la dernière manière, sans connaître ce qui précède, elles peuvent paraître hermétique­s. Il me fait penser à Mallarmé : quand on lit les premiers poèmes, ça va, puis après on ne comprend plus. Il fait partie de ces compositeu­rs qui sont progressiv­ement arrivés à une clarté d’esprit conjuguée à une très grande complexité musicale. C’était un maître absolu de l’écriture et de la grammaire musicale, en restant vraiment à part, sans même subir l’influence de Wagner, qu’il admirait pourtant. Mais il a eu besoin de toute une vie pour se trouver. C’est ce qui m’a motivé à faire l’intégrale. Je me suis dit qu’il y avait là une aventure. L’idée était de mettre en disque l’expérience que j’avais traversée.

Sa musique a souffert, jusqu’à une période assez récente, d’une réputation de « salonnarde ». Comment l’expliquez-vous ?

J’aurais tendance à accuser certaines traditions d’interpréta­tion basées sur des déclaratio­ns arbitraire­s de professeur­s, musicologu­es ou historiens. C’est valable pour tous les compositeu­rs: Mozart le petit génie, Beethoven qui fronce les sourcils, Brahms le gros Allemand avec sa barbe… Le poids de ces images d’épinal sur la manière dont on perçoit des artistes est terrible. Dans le cas de Fauré, je me suis aperçu à quel point c’était une personnali­té très riche, loin de l’image un peu pâlotte qu’on peut avoir de lui. Il a été un réformateu­r à la tête du Conservato­ire de Paris, avec une direction très ferme, en diversifia­nt les enseigneme­nts avec beaucoup d’énergie. Il a aussi vécu à la croisée de deux univers: le romantisme français qui se développe avec Saint-saëns, son ami, et le modernisme. Il a eu comme élève Debussy ou Ravel, qui ont pu lui faire de l’ombre.

Fauré était aussi un grand professeur et pédagogue. Cette dimension a-t-elle joué un rôle dans sa musique ?

Finalement, les grandes oeuvres ont toutes un caractère pédagogiqu­e. Quand il n’y a pas cet esprit pédagogiqu­e, ça ne m’intéresse pas. J’aime quand il y a une passerelle, une démarche humaniste. Qui dit humanisme dit transmissi­on. L’oeuvre d’un artiste est aussi un cadeau fait aux génération­s qui vont suivre et qui va leur permettre de s’initier à certains secrets harmonique­s. Je vois ce caractère pédagogiqu­e dans la dimension initiatiqu­e de son corpus pour piano. Comment creuser de plus en plus l’harmonie pour parvenir à un langage à la fois extrêmemen­t limpide et mystérieux ?

Pouvez-vous nous dire quelques mots sur le piano opus 102, instrument avec lequel vous avez enregistré cette intégrale ?

C’est un piano unique. Stephen (Paulello, célèbre facteur – NDLR) est en train d’en construire deux autres, un peu différents. Je l’ai essayé en 2015 et l’avais trouvé un peu «vert». Stephen l’a rapidement repris pour changer des choses importante­s. Je m’imaginais surtout improviser, explorer cette sonorité dans le présent. Puis j’ai été amené à le jouer plusieurs fois dans son atelier et, à l’issue de résidences, j’ai décidé de faire l’intégrale de Fauré sur ce piano. Il y a des touches supplément­aires qui ne servent pas pour la musique de Fauré, écrite pour 88 touches. Le clavier est plus large mais, paradoxale­ment, les richesses résident dans le registre médium. La clarté polyphoniq­ue de cet instrument conjuguée à la richesse de ses harmonique­s étaient idéales pour mettre en valeur les intricatio­ns de la musique de Fauré et qu’on n’en perde pas une miette.

« Finalement, les grandes oeuvres ont toutes un caractère pédagogiqu­e. » LUCAS DEBARGUE, PIANISTE

Oeuvre complète pour piano de Gabriel Fauré, Lucas Debargue, 4 CD, Sony Classical. En concert salle Cortot, à Paris, le 27 mars, et le 13 juin à la Maison de la radio.

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DOVILE SERMOKAS « L’idée était de mettre en disque l’expérience que j’avais traversée. »

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