L'Express (France)

Frontex, symbole des divisions européenne­s

Les tensions autour de l’agence de gardes-frontières illustrent l’incapacité des Vingt-Sept à gérer le sujet des migrants.

- PAR ISABELLE ORY (BRUXELLES)

Un appareil aux couleurs de l’armée de l’air danoise sillonne le ciel entre la baie de Somme et les Pays-Bas depuis quelques jours. L’avion a été déployé par Frontex, l’agence européenne de gardes-frontières et de gardes-côtes. Il doit repérer les embarcatio­ns de fortune qui tentent la traversée vers l’Angleterre.

En annonçant son arrivée, cinq jours après la noyade de 27 migrants à Calais, Gérald Darmanin, le ministre de l’Intérieur, a évoqué « une belle victoire », mais regretté qu’elle « ait mis trop de temps ». Peu après la tragédie, Emmanuel Macron avait, lui, exigé le « renforceme­nt immédiat des moyens » de Frontex. Ces déclaratio­ns ont pu donner le sentiment que la solidarité européenne n’est pas au rendez-vous dans le Pas-de-Calais, alors que les côtes françaises se sont, depuis le Brexit, muées en frontières de l’Union. N’est-ce pas justement la mission des gardes-frontières européens d’intervenir dans ces zones ?

La réalité est plus complexe. Depuis plus d’un an, Frontex proposait ses services à la France. Sans succès. « Nous sommes prêts à renforcer notre soutien si nécessaire », martèle son directeur exécutif, Fabrice Leggeri. L’été dernier, Paris avait décliné une première offre d’aide aérienne, l’appareil disponible étant immatricul­é au Royaume-Uni. Inconcevab­le en pleines tensions politiques avec Londres ! « Ne perdons pas de vue le contexte politique et l’approche de la présidenti­elle française », pointe une source européenne.

« Frontex, c’est pour les autres !, analyse Yves Pascouau, chercheur associé senior à l’Institut Jacques Delors. Les grands Etats peuvent se montrer réticents car cela revient à avouer qu’ils ne sont pas en mesure de contrôler seuls leurs frontières, l’un des éléments clefs de la souveraine­té. » D’ailleurs, à l’autre bout du continent, seules la Lituanie et la Lettonie ont appelé l’Europe à la rescousse, dès les premiers signes de l’instrument­alisation de migrants par la Biélorussi­e. Malgré les exhortatio­ns de Bruxelles, la Pologne et son gouverneme­nt nationalis­te ont refusé.

Un paradoxe, alors que les Vingt-Sept ont fait le choix, ensemble, de muscler leur agence de gardes-frontières, dont le budget (pour la période 2021-2027) dépasse les 5 milliards d’euros. Depuis le 1er janvier, l’Union européenne dispose d’un corps permanent placé sous son autorité. D’ici à 2027, son effectif doit atteindre les 10 000 personnes. La semaine dernière, 1 700 agents de Frontex étaient actifs aux frontières communes, dont 12 dans quatre aéroports français.

L’agence grandit vite, trop peut-être. Aux yeux du grand public, son image reste durablemen­t écornée par certaines accusation­s. Ainsi, elle aurait fermé les yeux sur des pushbacks, des refoulemen­ts de migrants, notamment en Grèce. La gestion de son patron, le français Fabrice Leggeri, demeure contestée, y compris au sein de la Commission européenne. De son côté, le Parlement européen a gelé une partie de ses fonds pour l’an prochain. En Suisse, Etat associé à Schengen, une partie de la gauche veut bloquer par référendum la contributi­on nationale à son fonctionne­ment.

Face à ces critiques, Frontex a finalement accéléré le recrutemen­t des « moniteurs indépendan­ts » prévu par la législatio­n. Ceux-ci doivent accompagne­r chaque opération et veiller au respect des droits humains sur le terrain. Voilà qui ne

fait pas forcément l’affaire des Etats : en cas de mauvaises pratiques, ils se verront pointés du doigt. La Lituanie vient ainsi de réduire l’opération Frontex à sa frontière de 120 à 40 personnes. Depuis août, les moniteurs avaient signalé plus de 500 incidents – dont une vingtaine de sérieux – attribués aux gardes-frontières lituaniens.

Pas simple d’accepter d’autres Européens en uniforme et en armes sur son sol… Mais les tensions et les contradict­ions autour du rôle de Frontex reflètent aussi un malaise plus profond sur les questions migratoire­s. Les VingtSept ne se font pas confiance. Ainsi, ils se soupçonnen­t mutuelleme­nt d’inaction face aux migrants qui se déplacent en Europe. L’Elysée réclame même un espace Schengen « plus efficace » contre les migrants illégaux, arguant que tous ceux qui terminent leur voyage à Calais ont d’abord traversé le continent, parfois depuis la Biélorussi­e. « Il semble que, parmi ceux qui veulent traverser le

Channel, certains soient passés par ces routes », reconnaît Ylva Johansson, commissair­e européenne aux Affaires intérieure­s.

L’Elysée réclame un espace Schengen « plus efficace » contre les migrants illégaux

Le système d’asile européen, dit système de Dublin, prévoit pourtant que les demandes soient déposées dans le premier pays d’accueil. Mais il ne fonctionne pas. Depuis la crise migratoire de 2015, les Vingt-Sept échouent à le réformer : quelles responsabi­lités pour les pays où arrivent les migrants ? Quelle solidarité des autres Etats ? Quelle répartitio­n des demandeurs d’asile ? En France, mais pas uniquement, le sujet est politiquem­ent inflammabl­e, même si seulement 160 000 personnes sont arrivées en Europe cette année.

La dernière propositio­n, le « pacte migratoire » présenté par la Commission européenne en septembre 2020, s’enlise. « Tant qu’il n’y a pas de réforme en profondeur, l’Union restera plus vulnérable et moins préparée à réagir face à des circonstan­ces changeante­s », met pourtant en garde un document interne rédigé en octobre pour les dirigeants européens.

En attendant, Bruxelles apporte des réponses plus ponctuelle­s et parfois controvers­ées. La Commission européenne a proposé le 2 décembre la mise en place d’un régime d’exception en Pologne, en Lituanie et en Lettonie, qui prévoit que les demandeurs d’asile pourront être retenus quatre mois dans un centre fermé proche de la frontière avec la Biélorussi­e, le temps que leur dossier soit examiné. La Commission devait aussi présenter mercredi 8 décembre une réforme du code de l’espace Schengen, qui doit préciser les conditions permettant d’effectuer des contrôles aux frontières à l’intérieur de l’UE. Sous la pression de la France, des modalités devraient être prévues pour renvoyer plus facilement chez le voisin – en Belgique ou en Allemagne par exemple – les migrants interpellé­s dans une zone frontalièr­e.

Est-ce que cela permettra de résoudre la situation à Calais ? Pas sûr. « La solution, c’est, avant tout, d’ouvrir un canal de communicat­ion avec le Royaume-Uni quand la températur­e sera retombée », précise Yves Pascouau. Mais, face à Londres, Paris veut pouvoir se targuer du soutien européen. C’est peut-être symbolique, mais, politiquem­ent, cela compte. ✸

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La Grèce vient d’inaugurer deux nouveaux centres fermés pour demandeurs d’asile.

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