Dettes sociales des entreprises : la menace
Depuis le début de la crise sanitaire, employeurs et indépendants ont pu reporter le paiement de leurs échéances. Mais l’ardoise n’est pas effacée.
C’est un sujet que les entreprises préfèrent taire. Mais, pour beaucoup d’observateurs, il est préoccupant qu’un grand nombre d’entre elles aient, depuis le début de la crise sanitaire, accumulé une dette sociale. Au printemps 2020, quand l’économie est brutalement mise à l’arrêt, l’Urssaf prend les devants. Pour leur apporter un soutien de trésorerie, elle permet aux employeurs de reporter leurs cotisations, salariales et/ou patronales, et suspend celles des travailleurs indépendants. Des mesures sans précédent dont plus de 840 000 sociétés et 1,6 million d’actifs ont bénéficié l’an passé. D’autres caisses ont fait de même, comme la MSA (Mutualité sociale agricole) ou l’Agirc-Arrco (caisses de retraite complémentaires des cadres). Des moratoires salués par beaucoup, tant les prélèvements pèsent lourd sur leur activité.
Problème : à l’instar des prêts garantis par l’Etat (PGE), octroyés sans compter, il va bien falloir commencer à rembourser ces reports. Les montants en jeu sont loin d’être anodins. A ce jour, selon Bercy, la dette Urssaf représente à elle seule 18 milliards d’euros dont 11,5 milliards pour les employeurs et 6,6 milliards pour les travailleurs indépendants. L’ennui, c’est que, entre exonérations, aides au paiement, remise de dettes et reports de charges, de nombreux patrons sont dans le brouillard. « Beaucoup d’entreprises ont aujourd’hui des dettes Urssaf sans le savoir, expose Lionel Canesi, président de l’ordre des experts-comptables. Aucun des clients à qui j’ai présenté son bilan ne se souvenait qu’il n’avait pas payé une partie de ses cotisations. » Un constat partagé par François Asselin, président de la Confédération des petites et moyennes entreprises : « Beaucoup de chefs d’entreprise se sont arrêtés de compter. Ils s’achètent quelques semaines de paix, en sachant que la suite sera compliquée. » Mais faire l’autruche est pour le moins risqué. Les charges sociales étant corrélées à la taille de l’entreprise, les sommes peuvent vite augmenter pour les employeurs. « Une grosse PME de 370 personnes, dans l’aéronautique, a bénéficié d’un report de cotisations patronales depuis le début de la crise : la note est déjà de 3 millions d’euros », illustre Philippe Hameau, avocat associé chez Norton Rose, en charge du département restructuration. D’après ce spécialiste, la situation pourrait devenir explosive : à ce moratoire social s’ajoutent, pour la plupart des entreprises fragilisées, des souscriptions de PGE. « Ce cumul de dettes leur a permis de se maintenir à flot, mais au moment où elles vont devoir commencer à rembourser, si l’économie reprend doucement, faute de trésorerie suffisante on risque d’avoir de la casse », souligne-t-il.
L’heure de vérité approche. Alors que les restrictions se lèvent, les premiers courriers de l’Urssaf ont commencé à arriver dans les boîtes aux lettres : 290 000 plans d’apurement (étalement de la dette) ont été envoyés aux entreprises identifiées comme étant le moins en difficulté, indique l’organisme. Plus le montant à rembourser est élevé, plus le plan proposé sera long, jusqu’à trente-six mois. Pour les travailleurs indépendants, les vagues d’envois les plus importantes interviendront au second semestre. Cela pourrait donner des sueurs froides à beaucoup d’entre eux, comme à ce couple de dirigeants d’un commerce de vêtements, en bord de mer. Leur situation est « ric-rac ». Pour limiter les coûts, ils n’ont pas recruté de salariés l’été dernier. Ils n’ont toujours pas reçu d’appels à payer, mais au regard des calculs établis par leur conseil, ils doivent 25 000 euros à l’Urssaf, au titre de leur cotisation personnelle, rien que pour 2020. Une somme qui pourrait doubler avec les cotisations de 2021. « Une grande partie de leur PGE est passée dans l’achat du stock qu’ils ont dû solder pour maintenir les ventes. Conséquence : leurs marges ont fondu, et, malgré 450 000 euros de chiffres d’affaires, leur trésorerie est à sec, explique Marina Navuec, expert-comptable chez Fiteco. Je ne sais pas si trois années d’étalement suffiront pour qu’ils puissent à la fois s’acquitter des charges mensuelles et du retard de paiement. » Pour François Asselin, si les dépôts de bilan sont inévitables, leurs contours doivent évoluer concernant la dette sociale des entrepreneurs. « Il faut qu’elle soit intégrée à la liquidation de l’entreprise et qu’elle ne soit plus suspendue au-dessus de leur tête, des mois après, comme c’est le cas aujourd’hui », plaide-t-il. Un drame pour beaucoup d’entre eux. L’écho de sa proposition serait selon lui positif. Reste maintenant à la transformer en actes.