Start-up : quand la Défense passe à l’attaque
Face à la pandémie, l’armée double ses efforts pour éviter des faillites de sociétés stratégiques. Ou empêcher leur rachat par des fonds étrangers.
Les armées sont aux aguets. L’ennemi en embuscade ne dispose pourtant d’aucun arsenal ni d’aucune troupe. Ses intentions sembleraient même louables, à première vue, car il est prêt à venir en aide à des fournisseurs du secteur militaire pour les dépanner financièrement. Au moment où le monde entier se réarme avec, selon l’Institut international de recherche sur la paix de Stockholm, plus de 1 917 milliards de dollars dépensés en 2019 – un niveau jamais atteint depuis la fin de la guerre froide –, il devient crucial de mettre la main sur les dernières innovations. Celles capables de donner un avantage décisif à une nation sur un terrain d’affrontement lors de conflits futurs, et de lui assurer ainsi la victoire. Redoutant que des groupes industriels proches ou des fonds de puissances étrangères ne profitent de la pandémie et de la fragilité de pépites tricolores pour acquérir leurs technologies de rupture (« Deep Tech ») à moindre prix, le ministère des Armées est sur le pied de guerre. « La situation critique d’entreprises de petite taille a été identifiée, confirme la Direction du renseignement et de la sécurité de la Défense. Des signalements aux autorités ministérielles et de multiples échanges avec des services partenaires ont eu lieu. Mais les conséquences de la crise ne pourront se mesurer pleinement qu’à moyen et long termes. »
Bien décidée à prendre les devants, la France a créé un groupe de travail l’été dernier pour se pencher sur la situation de plus de 1 300 PME – des sous-traitants de l’industrie de la défense mais aussi des start-up –, en les contactant afin de prendre leur pouls. Près d’un quart d’entre elles ont reconnu rencontrer des difficultés, et des mesures ont été mises en place pour les soutenir sous diverses formes : accélération du paiement des factures, commandes publiques de plus de 100 millions d’euros, mise en place de prêts garantis par l’Etat, mais aussi prises de participation. « Cette dernière option n’est pas la plus utilisée, souligne Nicolas Berdou, chargé des investissements dans la défense chez Bpifrance. Bien sûr, les crises économiques sont une occasion pour des vautours de mettre la main sur des technologies sensibles, mais si nous faisons en sorte de nous occuper de nos entreprises et de leur éviter la faillite, cela n’arrivera pas. »
En 2017, le fonds Definvest a été conçu afin d’accompagner financièrement mais aussi de protéger des innovations de rupture. Ces dernières années, plusieurs rachats de pépites hexagonales par des groupes étrangers ont provoqué un électrochoc et poussé les pouvoirs publics à davantage les épauler. Cette tactique n’est pas sans rappeler celle employée par l’agence américaine de renseignement, la CIA, avec son bras financier, In-Q-Tel. Depuis plus de vingt ans, ce dernier a pris des participations dans près de 200 sociétés pour asseoir la souveraineté des EtatsUnis. Face à la crise économique et à l’augmentation des risques en période de Covid, les moyens de Definvest vont être doublés à hauteur de 100 millions d’euros « pour sauvegarder des sociétés d’intérêt stratégique », comme l’a annoncé, cet été, la ministre des Armées Florence Parly. Jusqu’à présent, neuf d’entre elles ont déjà reçu entre 500 000 et 5 millions d’euros pour un montant total cumulé de 18 millions d’euros.
C’est le cas de la start-up française Preligens (anciennement Earthcube), dans laquelle la Défense a investi à la faveur de la dernière levée de fonds de 20 millions d’euros, fin novembre. « Leur soutien nous permet d’accéder plus facilement à certains clients et de nous développer à l’export »,
estime Arnaud Guérin, PDG de la société spécialiste de l’intelligence artificielle, qui analyse les données massives d’images captées par des satellites, des drones… La Direction du renseignement militaire peut ainsi être alertée automatiquement de mouvements inhabituels ou de l’apparition suspecte d’engins de guerre dans certaines zones géographiques. D’autres services étrangers sont aussi des clients, que ce soit aux Etats-Unis ou au RoyaumeUni, mais hors de question de commercer avec n’importe quel pays. Preligens est la seule entité soutenue par Definvest à travailler exclusivement pour des services de renseignement.
Très souvent, les entreprises de la Deep Tech développent des solutions pour le monde militaire, mais aussi pour le civil (on parle alors de technologies duales), comme Cailabs. Cet expert de la mise en forme de la lumière a été retenu au terme d’un processus de sélection, se souvient son dirigeant, Jean-François Morizur. « Durant un mois, la Direction générale de l’armement s’est penchée sur nos produits afin de déterminer s’ils pouvaient leur être utiles, mais aussi s’ils avaient quelque chose d’unique, avant d’investir », détaille le PDG. Cailabs a mis au point un système pour décupler la vitesse des données transmises dans les réseaux de fibres optiques, que ce soit ceux des universités, des collectivités locales ou des bases militaires. En outre, la société commercialise un système de communication satellite par laser insensible aux turbulences atmosphériques. Un moyen d’envoyer rapidement au sol des données sécurisées et très sensibles sans subir de perturbations ou d’interceptions. « Nous avons aussi conçu un procédé pour éblouir un missile et lui faire ainsi manquer sa cible », indique Jean-François Morizur.
Les militaires ne se contentent pas d’accompagner certaines start-up dans leurs premiers pas. Ils peuvent également décider de les aider juste avant une introduction en Bourse, comme ce fut le cas en 2018 avec Kalray. La société a créé des processeurs d’un nouveau genre, capables d’analyser à la volée d’énormes volumes d’informations. « Il est possible de les utiliser dans des véhicules autonomes, dans l’industrie connectée, les réseaux 5G, etc., explique Eric Baissus, président de son directoire. Dans le monde de la défense, ils peuvent équiper des drones, des missiles, ou même des lunettes de char qui permettent de reconnaître un ami ou un ennemi. » Très souvent, ces innovations prennent de vitesse l’armée ou les grands groupes industriels du secteur, davantage habitués à gérer des projets longs et très coûteux – avions de chasses du futur, porte-avions, drones... Thales, Airbus, Dassault Aviation ou MBDA disposent de moyens importants pour surmonter la crise actuelle. Il en est tout autrement des jeunes pousses. Quand tous les dispositifs d’aides du gouvernement s’arrêteront l’année prochaine, les menaces de faillite ou de rachats de start-up tricolores deviendront bien plus tangibles. A ce moment-là, Definvest devra se montrer encore plus vigilant et sera, sans aucun doute, davantage sollicité. Pour Eric Baissus, l’enjeu est évident : « Il faut sécuriser des technologies clefs dès aujourd’hui pour assurer notre souveraineté de demain ». Rien de moins.