Le vrai visage du complotisme, par François Bazin
En opposant cette notion au progressisme, le président joue sur un clivage qu’il pense utile pour l’élection de 2022.
Quand il est en difficulté, Emmanuel Macron joue volontiers de la grosse caisse, et cela donne une promesse de référendum afin de masquer un bilan carbone peu flatteur. Pour faire progresser les idées auxquelles il tient, il lui arrive aussi, plus subtilement, de les instiller goutte à goutte, sans doute avec le sentiment qu’elles gagneront en efficacité loin des coups de com’ aux effets par nature éphémères. Fin novembre, tout à la fin de sa sixième allocution télévisée sur la crise du Covid, comme une incise dans son propos, le président a ainsi invité les Français à résister « au complotisme, à l’obscurantisme et au relativisme ». Il a brodé à nouveau sur ce thème du « complotisme » maléfique, début décembre, à l’occasion de l’anniversaire de l’OCDE. La logique voudrait qu’il le reprenne, fût-ce de manière allusive, dans son propos du 31 décembre, à l’heure de la dinde confinée. Rien de bien original, dira-t-on. A-t-on jamais entendu un responsable de ce rang plaider publiquement pour le mensonge et la déraison ? La nouveauté, en l’espèce, est dans la répétition, qui participe de cet art très macronien de la réinvention perpétuelle – d’un clivage, en l’occurrence, qui ne soit pas celui de la gauche et de la droite. Hier, en campagne, c’était le progressisme contre le conservatisme
(ce qui indiquait que le conservatisme pouvait être aussi de gauche). Puis, une fois au pouvoir, on est passé à l’opposition du progressisme et du populisme (ce qui supposait qu’il puisse exister un progressisme conservateur). A petits pas, nous voilà enfin arrivés – Covid oblige, avec tout ce que cette pandémie charrie de fantasmes et de craintes – à un dernier clivage, dont on devine aisément le potentiel espéré avant le rendez-vous de 2022 : progressisme d’un côté, complotisme de l’autre. Dans le genre rustique, à terme, difficile de faire mieux. Les Lumières contre les ténèbres, comme aurait dit Jack Lang. Que chacun, après ça, fasse son choix en conscience !
« Nous » contre « eux »
Il y a dans cette opération quelque chose d’un peu trafiqué. N’empêche que, même au jeu de bonneteau façon BarbèsRochechouart, les cartes ne sont pas toutes factices.
On peut contester l’usage qui est fait par l’Elysée de celle du complotisme. On peut même s’amuser à discuter de la dose de ce mal contenue dans les accusations portées, il y a peu, par le président, contre un « Etat profond » censé saboter son action. Mais personne, en revanche, ne peut nier que dans notre imaginaire politique le thème du complot ou de la conspiration – peu importe le nom – occupe une place de choix qui, à certaines époques, fut même structurante s’agissant des juifs, des jésuites ou bien des francs-maçons. A ce sujet, il faut lire ou relire d’urgence à l’occasion des fêtes Mythes et mythologies politiques (1986), ouvrage majeur de Raoul Girardet, historien des idées et professeur d’exception. Ce qui y est décrit est une pathologie durable, échappant aux clivages politiques, riche en potentialités romanesques et d’une indiscutable efficacité dans la mobilisation des opinions publiques lorsque à la célébration du « nous » se substitue la dénonciation du « eux ». « Quand la société souffre, écrivait déjà Emile Durkheim en son temps, elle éprouve le besoin de trouver quelqu’un à qui elle puisse imputer son mal, sur qui elle puisse se venger de ses déceptions. » Ce « quelqu’un », ce peut être tout le monde, chacun à tour de rôle en fonction des intérêts du moment et de l’humeur de la période. Le complotisme, en ce sens, est à usage multiple et réversible à la fois. C’est son côté couteau suisse.
La maladie du doute
A partir de là, la question qui demeure n’est pas celle de l’usage plus ou moins vicié qui peut être fait d’un « mythe » dès lors qu’on a admis qu’il appartient à une certaine réalité, fût-elle d’ordre fantasmé. Dénoncer le complot des complotistes, n’est-ce pas d’ailleurs rejoindre ceux qu’on prétend combattre ? Sans vouloir clore un débat qui de toute façon appartient autant à l’Histoire qu’à l’actualité, on se contentera ici de deux remarques qui, dans le contexte actuel, visent à montrer qu’un combat nécessaire peut être aussi un clivage hasardeux. Le complotisme, cette maladie du doute, n’est pas plus « de masse » aujourd’hui qu’autrefois. C’est sa vitesse de circulation qui a changé avec les réseaux sociaux. Il a gagné en visibilité, mais rien ne prouve qu’il ait gagné en réelle profondeur, ce qui le rend hélas potentiellement universel.
Les complotistes – c’est leur tare – voient des complots partout. Face à cela, la principale faille du discours anticomplotiste n’est-elle pas, contre toute évidence, de n’en voir nulle part, quitte à obscurcir au bout du compte ce qu’il pensait éclairer ?
François Bazin, essayiste et journaliste spécialiste de la politique.