L'Express (France)

Le grand casino de la 5G

Les opérateurs ont un besoin vital de fréquences mises aux enchères par l’Etat. Leurs experts de la théorie des jeux échafauden­t tous les scénarios pour remporter la mise. Mais pas à n’importe quel prix!

- Par Emmanuel Paquette

Attention, jeu dangereux ! La partie qui s’annonce pourrait même être « mortelle », s’angoisse l’un des participan­ts. L’objectif des quatre joueurs ? Tenter par tous les moyens de rafler des blocs de fréquence, un bien public, et sésames ultimes pour la très prometteus­e génération d’Internet mobile, la 5G. Orange, SFR (actionnair­e de L’Express), Bouygues Telecom et Free vont en effet devoir puiser profondéme­nt dans le fond de leurs poches pour participer, au premier semestre 2020, à des enchères lancées par l’Etat. Si chacun est certain d’en acquérir un morceau à prix fixe, une autre fraction va être l’objet d’une bataille pour capter davantage de spectre hertzien et s’assurer ainsi un meilleur avenir dans la téléphonie du futur. Tous s’y préparent dans le plus grand secret. Car, dans le pire des scénarios, deux acteurs pourraient rafler les plus gros lots, laissant des miettes au troisième… et rien au quatrième. Evaluer les positions adverses, déchiffrer leurs stratégies, calculer au mieux ses ressources devient vital pour ne pas miser trop gros. De petits commandos d’experts de la théorie des jeux, des polytechni­ciens mâtinés de bookmakers, ont été mis sur pied pour prédire tous les coups. Ils cherchent ainsi à mettre la main sur le plus de blocs possible – soit 11 au total, à 70 millions d’euros chacun. Le risque ? Si la demande dépasse le nombre de lots disponible­s, un deuxième round sera organisé, et les tarifs augmentero­nt. Encore et encore. Outre-Rhin, la partie a ainsi duré 497 tours, et le gain pour le Trésor public s’est élevé à 6,5 milliards d’euros ! Autant dire que les « bookmakers » français, eux, sont sous la pression de leur direction et de leurs actionnair­es pour éviter un tel cauchemar. Pas question de se tromper. Tout l’enjeu revient à ne pas

dévoiler sa main et cacher ses intentions jusqu’au dernier moment. Car le moindre faux pas peut se payer. Cash.

Le message tombe. Cinglant. « Jamais, surtout pas avant des enchères ! » Xavier Niel, le cofondateu­r d’Iliad, maison mère de Free Mobile, refuse d’évoquer la vente des fréquences 5G. Un sujet trop sensible. « Essayez d’obtenir des informatio­ns des autres, ça nous aidera », glisse-t-il dans un sourire. Comme si le multimilli­ardaire avait besoin de cela. Lui si prompt à railler la caste des polytechni­ciens, sortis d’un même moule, installés à des postes clefs dans l’administra­tion et chez l’opérateur historique Orange, a changé d’avis. Il s’est décidé finalement à en recruter un, Laurent Laganier, devenu directeur de la réglementa­tion en 2010. Le dirigeant de Free veut se glisser dans la tête de ces diplômés de l’X pour tenter de lire leurs pensées. Trop prévisible­s, leurs savants calculs probabilis­tes, leurs modèles pour permettre à leur entreprise de ne pas trop débourser ? Xavier Niel en est convaincu. Et, dans la partie qui s’annonce, mieux vaut connaître ses ennemis et anticiper leurs mouvements. D’autant que chez Orange, on s’est déjà fait la main. Présent dans 26 pays, le groupe a participé à ce genre de compétitio­n en Espagne et s’apprête à le faire en Roumanie. Steve Blythe, directeur du spectre hertzien, a mis au point des modélisati­ons. « Nous sommes en lien permanent avec les responsabl­es de chaque pays afin d’optimiser les scénarios les plus pertinents, indique-t-il. En fonction du portefeuil­le de fréquences déjà détenues et des conditions du processus d’enchères, nous déterminon­s de quelle partie du spectre nous avons besoin et le prix maximal que nous voulons payer. Mais, à la fin, ce sont les responsabl­es au niveau du groupe et les directeurs opérationn­els des filiales qui tranchent. »

DISPOSER OU PAS D’UNE BONNE TRÉSORERIE

L’obligation de déployer plus ou moins vite un réseau pèse aussi dans cette équation à multiples facteurs. Un autre paramètre complexifi­e encore les calculs des mathématic­iens. En France, que va faire Orange ? Ses concurrent­s s’attendent à ce qu’il frappe un grand coup pour rafler presque la moitié des lots – soit le plafond autorisé de 5 lots sur 11. Après tout, dans d’autres pays, le leader de chaque marché a souvent fait ce choix. La société jouit d’une bonne trésorerie et peut tenir plusieurs tours sans risquer la ruine. D’autres comme Free ou Bouygues Telecom ne disposent pas des mêmes ressources et ont tout intérêt à ce que ce jeu potentiell­ement létal prenne fin rapidement. Car tous les participan­ts autour de la table ne sont pas au mieux. Ces dernières années, ils ont déjà consenti à intensifie­r leurs efforts en milliards d’euros pour déployer rapidement la 4G et la fibre, tout en étant contraints de mener une guerre des prix dans la

Tout l’enjeu est de ne pas dévoiler sa main et de cacher ses intentions jusqu’au bout

téléphonie mobile. A coups de promotions, la facture des consommate­urs a baissé de près d’un quart depuis trois ans, passant de 18,80 euros par mois en moyenne en 2016 à 14,30 euros au deuxième trimestre de cette année. L’un des montants les plus bas d’Europe. Affaiblis, ils doivent aujourd’hui encore acheter des fréquences sans avoir de visibilité sur l’avenir. « Pour savoir combien d’argent il leur faut miser, les opérateurs doivent déjà déterminer combien la 5G va leur rapporter sur quinze ou vingt ans, explique un économiste. Cela s’avère très compliqué à calculer, car on n’en connaît pas encore les usages futurs pour le grand public et pour les entreprise­s. »

UNE ÉQUATION PLEINE D’INCONNUES

C’est la question à plusieurs milliards d’euros : pourront-ils répercuter ce coût d’achat sur les abonnement­s à la téléphonie mobile ? Par le passé, Free avait coupé l’herbe sous les pieds de la concurrenc­e en incluant, sans frais, la 4G dans ses offres. Une stratégie qu’il envisage de renouveler une fois encore. Plus opaque, Bouygues Telecom reste discret : « Vous pensez vraiment que je vais vous dévoiler notre future grille tarifaire ? », a ironisé récemment Olivier Roussat, son président. Dans la filiale du groupe de BTP, l’équipe constituée lors de l’appel d’offres pour la 4G a été reformée autour d’Yves Legrand, directeur adjoint des opérations techniques. Elle planche sur la procédure d’enchères, a multiplié les pare-feu pour ne pas être espionnée et s’appuie sur des prestatair­es pour l’aider. Capgemini, par exemple, propose un service de modélisati­ons, mais, selon son responsabl­e du secteur télécoms, médias et technologi­e, Jacques Assaraf, « les scénarios sont bien plus compliqués à établir qu’auparavant. Car cette prochaine génération offre de nouveaux débouchés dans l’industrie connectée – transport, énergie, télémédeci­ne… – même si on ne sait pas encore à ce stade quand des offres seront disponible­s, ni à quels prix ». De quoi compliquer encore les calculs des bookmakers de la 5G.

Reste une autre inconnue de taille : que va faire SFR ? Suivre les pas d’Orange et placer une grosse mise sur la table pour rafler le maximum de cinq lots, ou se contenter d’un peu moins en laissant à Bouygues et Free la possibilit­é d’en obtenir aussi ? Pour un observateu­r, une seule personne connaît la réponse : « Patrick Drahi, c’est notre équipe de polytechni­ciens. » Diplômé de cette école dans les années 1980, le président d’Altice, maison mère de SFR, tient là l’occasion unique d’affaiblir ses deux autres concurrent­s, mais cette stratégie coûteuse pourrait aussi fragiliser son groupe, déjà très endetté. « Il y a encore trop d’inconnues dans l’équation pour y voir clair, tempère Arthur Dreyfuss, secrétaire général d’Altice France. D’autant plus que le flou persistant sur le choix des équipement­iers autorisés par le gouverneme­nt pour la 5G peut représente­r un énorme coût supplément­aire pour les opérateurs et causer un retard considérab­le à son déploiemen­t. » En effet, il faudra demander une autorisati­on pour chaque antenne, et le sulfureux Huawei risque d’être exclu. La partie de poker qui s’annonce dans le très haut débit mobile pourrait se conclure par de très grands dépits.

Le coût d’achat de la 5G sera-t-il répercuté sur les abonnement­s téléphoniq­ues ?

 ??  ??
 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France