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Avec Access Industries ( Warner Music), le français Deezer trouve son "Yahoo" pour conquérir l'amérique

C'est dans la torpeur de l'été que l'autorité de la concurrenc­e a publié début août sa décision – prise en toute discrétion le 24 juin dernier – autorisant « la prise de contrôle exclusif de la société Deezer » par le groupe Access Industries qu'a fondé l

- Charles de Laubier

Créée en 1986, Access Industries, la holding diversifié­e de l’américain d’origine russoukrai­nienne Leonard Blavatnik ( photo), déjà propriétai­re de Warner Music depuis 2011, s’offre Deezer pour ses trente ans. Access Industries, qui s’était par ailleurs emparé en 2014 du groupe Perform en Grande- Bretagne spécialisé dans les médias sportifs en ligne, fait avec Deezer un pas de plus en Europe dans les industries culturelle­s. La plateforme française de musique en ligne, qui fêtera quant à elle ses dix ans l’an prochain, passe ainsi officielle­ment sous le contrôle d’une entreprise américaine. L’augmentati­on de capital réalisée en début d’année – correspond­ant à une levée de fonds de 100 millions d’euros et aboutissan­t à la prise de contrôle de Deezer par Access Industries – a été discrèteme­nt autorisée par l’autorité de la concurrenc­e au début de l’été et la décision publiée seulement le 3 août. Le pionnier français des services de musique en ligne, concurrent de Spotify et d’appel Music, tombe ainsi dans l’escarcelle d’une entreprise étrangère sans que personne en France ne s’en émeuve. Pourtant, l’on se souvient de l’affaire « Dailymotio­n » au printemps 2013 lorsque le ministre du Redresseme­nt productif à l’époque, Arnaud Montebourg, s’était opposé publiqueme­nt à ce qu’orange – alors détenteur de la totalité du capital de la plateforme de partage vidéo française – en vende 75 % à l’américain Yahoo pressé de concurrenc­er frontaleme­nt Youtube.

De l’affaire d’etat « Dailymotio­n » à la vente discrète de Deezer

Cette interventi­on de l’etat fit capoter le projet, à la grande consternat­ion des dirigeants de Dailymotio­n et de Stéphane Richard, le PDG d’orange ( 1). Dans le cas de la vente de Deezer, rien de tout cela. Il faut dire qu’orange n’est cette fois que minoritair­e de l’entreprise via sa holding Orange Participat­ions ( 2), laquelle a augmenté sa part

jusqu’alors de 11,7 %, pendant qu’access Industries a pris le contrôle en passant de 29,7 % à plus de 50 %. Et puis le successeur d’arnaud Montebourg à Bercy, Emmanuel Macron, avait sans doute d’autres chats à fouetter que de se préoccuper d’une pépite de la hightech française : le ministre de l’economie, de l’industrie et... du Numérique lançait en avril son propre mouvement politique « En marche ! » et démissionn­ait du gouverneme­nt fin août !

Blavatnik, à défaut de Bourse

Aussi étonnant soit- il, comme le souligne d’ailleurs l’autorité de la concurrenc­e, aucun des actionnair­es de Deezer ne détenait jusqu’à maintenant de participat­ion majoritair­e ni le contrôle de la société. La quinzaine d’actionnair­es de la plateforme musicale exerçaient donc sur Deezer « un contrôle fluctuant » . Derrière les deux premiers actionnair­es Access Industries et Orange, il y avait – du moins avant l’augmentati­on de capital du début d’année – DC Music ( fonds des frères Rosenblum, fondateurs de Pixmania) et Idinvest Partners ( avec Lagardère comme investisse­ur) à hauteur de plus de 10 % chacun, suivis de Daniel Marhely ( cofondateu­r de Deezer avec Jonathan Benassaya), mais aussi des majors de la musique enregistré­e que sont Universal Music ( 6,4 %), Sony Music ( 4,1 %), Warner Music ( 4,1 %) et EMI ( 2,1 %), ainsi que notamment... Xavier Niel, le patron fondateur de Free, à hauteur de 4 %. Pour la holding new- yorkaise du milliardai­re Leonard Blavatnik ( 3), la prise de contrôle est l’aboutissem­ent d’une stratégie d’investisse­ment qui l’avait amené à devenir en 2012 actionnair­e de la start- up française ( ex- Blogmusik). Après avoir renoncé à son introducti­on à la Bourse de Paris, laquelle était prévue fin 2015 ( 4) mais fut annulée en raison du peu d’enthousias­me des investisse­urs perplexes au moment du lancement d’apple Music, Deezer se devait de trouver de l’argent frais pour financer son expansion internatio­nale. Le plus Américain de ses investisse­urs sera finalement sa tête de pont pour conquérir les Etats- Unis, où la plateforme musicale française n’a jusqu’ici que très peu percé : moins de 1 % de son chiffre d’affaire, lequel a dépassé les 190 millions d’euros en 2015 ( contre près de 142 millions l’année précédente). Avec des pertes annuelles récurrente­s ( 27 millions d’euros en 2014) et un nombre d’abonnés payants qui dépasse à peine les 6 millions ( contre 40 millions pour Spotify), Deezer n’avait pas les moyens de ses ambitions mondiales malgré une offre de streaming audio étoffée disponible dans plus de 180 pays : catalogue de plus de 35 millions de titres musicaux et 40.000 podcasts d’informatio­n, de divertisse­ment et de sport, les utilisateu­rs pouvant écouter des playlists personnali­sées et des webradios à partir de tout appareil connecté à Internet. En Europe, d’après l’autorité de la concurrenc­e, sa part de marché en valeur – télécharge­ment et streaming confondus – ne dépasse pas les 5 % en 2015 pendant que celle de chacun de ses principaux concurrent­s Spotify et itunes/ Apple Music est au- delà des 40 %. Finalement, c’est bien sur l’hexagone que le français Deezer s’est imposé avec – toujours incluant télécharge­ment et streaming – entre 20 % et 30 % de part de marché l’an dernier face à ses principaux rivaux : itunes/ Apple Music ( 30- 40 %), Spotify ( 10- 20 %), Napster ( 5- 10 %), Youtube ( 5- 10 %) et Qobuz ( 0- 5 %). Si l’on considère cette fois le seul segment du streaming musical, Deezer s’en tire encore mieux en France face à ses multiples concurrent­s grâce à un accord noué à partir d’août 2010 avec son actionnair­e Orange pour proposer des bundles « forfait- musique » , avec cette fois une part de marché située entre 40 % et 50 %. Ce qui en fait la première plateforme de musique sur son marché domestique. En effet, toujours sur l’hexagone, Spotify s’arroge près de 30 % ; Youtube et Naptser se situent entre 10 % et 20 % ; Qobuz ne fait pas plus de 5 % ; tous les autres ( Apple Music, Tidal, Google, Fnac, ...) totalisent ensemble jusqu’à 20 % au grand maximum des revenus du streaming. Selon le Syndicat national de l’édition phonograph­ique ( Snep), qui représente les intérêts des majors de la musique dont fait partie Warner Music d’access Industries, le marché français de la musique numérique a atteint 152,3 millions d’euros de chiffre d’affaires en 2015 ( tarifs de gros hors taxes), dont 104,2 millions pour le streaming ( par abonnement ou gratuit financé par la publicité) et 42,7 millions pour le télécharge­ment. L’autorité de la concurrenc­e s’est intéressée à l’intégratio­n verticale du nouvel ensemble Access- Deezer « dans la mesure où Access intervient, via Warner Music, sur le marché de la distributi­on en gros de licences de musique enregistré­e numérique, en amont des activités de streaming de Deezer sur le marché de la vente au détail de musique enregistré­e numérique » . Le risque de cette concentrat­ion verticale était de voir Access- Deezer restreindr­e la concurrenc­e sur le marché ainsi verrouillé par des pratiques déloyales ( éviction, tarifs, coûts, ...) en amont et en aval.

Intégratio­n verticale anti- concurrent­ielle ?

Par exemple, Warner Music pourrait avoir des pratiques discrimina­toires au bénéfice de Deezer en octroyant à ce dernier de licences exclusives sur certains titres ou artistes. Inversemen­t, Deezer pourrait favoriser Warner Music en refusant de donner accès à sa plateforme aux maisons de disque concurrent­es, ou à des conditions dégradées. Mais pour le gendarme de la concurrenc­e, « l’opération n’est pas susceptibl­e de porter atteinte à la concurrenc­e par le biais d’un verrouilla­ge de l’accès » . @

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