Dimanche Ouest France (Finistere)

Elle démonte le « mythe des femmes allumeuses »

Dans Allumeuse, genèse d’un mythe, la philosophe rennaise Christine van Geen explique les origines de cette imposture associée aux femmes, encore cause et justificat­ion de violences sexistes.

- Propos recueillis par Audrey GUILLER.

D’où vient le mot « allumeuse » ?

Il a été inventé au XIXe siècle, par la police. Celle-ci désignait ainsi les prostituées, qui n’avaient le droit de commencer leur travail qu’au crépuscule, à l’heure où les gens « respectabl­es » rentraient chez eux et où les employés allumaient les réverbères. Cette raillerie policière s’est perdue et le mot s’est mis à désigner une notion beaucoup plus ancienne : dans un contexte toujours pensé comme hétérosexuel, la femme détiendrait une espèce de magie pour attiser automatiqu­ement le désir des hommes, sans qu’ils n’y puissent rien. Et une fois le désir masculin allumé, il semblerait naturel et légitime qu’il soit consommé dans un acte sexuel.

L’idée de l’allumeuse existe donc depuis longtemps ?

Oui, c’est une image très ancrée, une représentation omniprésente dans l’art et la littérature. À commencer par la première femme : Ève. On nous raconte qu’elle est à l’origine du mal, car elle aurait mangé la pomme interdite et tenté l’innocent Adam. Le christiani­sme a longtemps été très embarrassé par les notions de désir et de chair. L’idée que la femme soit celle qui suscite le désir était bien pratique.

Que dit la Bible en réalité ?

Que le serpent tente Ève, qui goûte la pomme. Puis qu’elle fait pareil avec Adam, qui croque aussi. Et qu’Adam et Ève se défendent tous deux d’un « ce n’est pas ma faute ». Cette histoire nous raconte que le mal n’est pas de croquer dans une pomme, mais de ne pas prendre ses responsabi­lités. Qu’à vouloir les fuir, on fabrique un coupable. Pourtant, on a seulement retenu : c’est la faute de la femme.

L’image de l’allumeuse déresponsa­biliserait les hommes ?

En faisant des femmes le point de départ du désir masculin, on dédouane les hommes d’avoir à assumer leur désir de façon autonome. Regardez les écoles qui interdisen­t aux filles de porter jupes courtes et décolletés sous prétexte que ça déconcentre les garçons. Le mot « allumeuse » confère une toutepuiss­ance au désir masculin. On détourne les yeux des hommes pour inculper les femmes.

Et le désir des femmes, alors ?

Dans cette façon de voir, le désir féminin est nié, il est vu comme accessoire. L’étincelle intérieure d’une femme, sa libido, son désir n’ont pas d’existence en eux-mêmes mais seulement pour ce qu’ils suscitent chez les hommes. Il n’y a pas d’« allumeur » au masculin, ni dans la langue, ni dans la pensée. Les sté

réotypes virilistes nous montrent souvent les hommes comme des étalons constammen­t à la recherche de relations sexuelles, contrairem­ent aux femmes cycliques, qui en ont moins envie. Mais au Canada, des chercheurs ont demandé à des couples de tenir un journal évaluant leur désir et celui de leur partenaire. Les résultats sont loin du cliché de la femme qui a souvent la migraine.

Vous dites que l’argument de l’allumeuse alimente la culture du viol ?

Si une femme est une allumeuse, l’homme n’a plus à se poser la question de son consenteme­nt à elle : « Elle m’a séduit donc je suis légitime à user de son corps. » La volonté des femmes est effacée. Toutes les victimes mériteraient les violences qu’elles subissent. C’est l’idée que la femme « l’a bien cherché », qu’on entend encore fréquemment dans les médias, et même dans les tribunaux.

On culpabilis­e la victime ?

Récemment, dans mon entourage, une jeune femme de 20 ans a été violée en discothèqu­e par un inconnu. Quand elle a porté plainte, la

policière lui a rétorqué qu’elle portait une robe courte. Pourtant, cela n’a rien à voir. De plus, si elle n’avait pas été en tenue de soirée, on ne l’aurait même pas laissée entrer en discothèqu­e.

C’est paradoxal : il ne faut pas allumer, mais il faut séduire ?

On nous répète que pour être féminine, il faut être séduisante, désirable aux yeux des hommes. Sinon on est invisible, inexistant­e. Sauf qu’il y aurait un point à ne pas dépasser, au-delà duquel les femmes qui séduisent mériteraient les relations sexuelles qu’on leur impose contre leur gré. Où se situe ce point imaginaire ?

Selon vous, il n’y aurait pas « d’allumeuse » si hommes et femmes détenaient un pouvoir égal…

Beaucoup de femmes se retrouvent en situation de séduire pour obtenir des miettes de pouvoir ou de ressources auxquelles elles n’ont pas accès. Si elles avaient argent ou réseau, les femmes n’auraient pas besoin de tâcher de sourire, de plaire, d’être la plus belle du bal pour être vue. Regardez ce qui se passe dans les grands festivals de cinéma.

Vous parlez de la montée des marches ?

Depuis 1900, les hommes sont tous habillés pareil et ont exactement la même allure : smoking noir et blanc. Des pies. Alors que les femmes sont parées comme des oiseaux de paradis. Le pouvoir n’est pas dans la séduction. On ne séduit que ceux qui ont le pouvoir et, inversemen­t, ceux qui le détiennent n’ont pas besoin de séduire. Le chantage de l’allumeuse fait croire aux femmes qu’elles doivent exister face et pour le désir des tout-puissants, auxquels il ne faudrait pas déplaire.

Comment sortir du piège de l’allumeuse ?

Comment formuler une quelconque prescripti­on ? Cela reviendrai­t encore à dire à celles qui n’ont pas fait ci ou ça qu’elles l’ont bien mérité. Difficile de dire aux femmes « écoutezvous et cessez de plaire », alors qu’on vit dans l’injonction inverse depuis des siècles. Les femmes pourraient commencer par cultiver leurs désirs, avec joie et sans complexe. Et les hommes, par s’interroger sur le besoin de toute-puissance dont ils ont hérité.

Vous ne prônez pas la mort du désir ?

Au contraire ! Il faut se séduire, s’allumer, s’exciter, du moment qu’il y a deux personnes qui « allument » et deux qui sont « allumées ». Allumer, c’est vouloir aimer, se relier à l’autre. Exister avec cet autre, avec son corps propre, sa parole, son sexe, et tout son être. Dans une présence à l’autre et une présence à soi, dans une relation d’égalité et de plaisir donné et reçu, sans domination.

Seuil, 192 pages, 20 €.

 ?? | PHOTO : THOMAS BREGARDIS, OUEST-FRANCE ?? L’autrice rennaise Christine van Geen s’attaque au mythe de l’allumeuse dans un essai publié au Seuil.
| PHOTO : THOMAS BREGARDIS, OUEST-FRANCE L’autrice rennaise Christine van Geen s’attaque au mythe de l’allumeuse dans un essai publié au Seuil.

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