Paul Beatty que faire de sa vie ?
que faire de sa vie?
Paul Beatty Tuff Traduit de l’anglais (États-Unis) par Nathalie Bru Cambourakis, 352 p., 24 euros
Publié aux États-Unis en 2000, le deuxième roman de Paul Beatty campe des personnages peu ordinaires. Le premier d’entre eux, Winston Foshay, alias Tuff, veut identifier son but dans l’existence.
Dix-huit ans après les États-Unis, la France découvre le personnage de Winston Foshay, alias Tuff. Peut-on considérer dix-huit années d’écart comme un simple retard à l’allumage et le temps nécessaire pour traduire un livre prodigieux, le bien-nommé Tuff de Paul Beatty ? Le passage délicat d’une langue à l’autre quand cette langue en version originale est aussi inventive, rapide, contemporaine et sophistiquée ? Afin de rendre en français le même éclat que le texte américain, il convient d’avoir le talent de la traductrice Nathalie Bru, ajouté aux éditions Cambourakis pour la maquette du livre. Une lecture mémorable et une vue de Manhattan graphiquement réinventée ! Autant de qualités, reconnaissons-le, qui méritaient de patienter dix-huit ans. Natif de Los Angeles, Paul Beatty, 55 ans, est connu des lecteurs. Ses romans Slumberland, American Prophet et Moi contre les États-Unis d’Amérique ont déjà valu à l’écrivain une reconnaissance couronnée par le Man Booker Prize en 2016. À ce jour, grâce à son personnage central, Tuff apparaît comme la pièce maîtresse de l’oeuvre. Les grands livres américains sont reconnaissables à leurs héros ou antihéros. Ils forment une histoire dans le temps. Qui donc? L’opprimée Hester Prynne dans la Lettre écarlate, Huckleberry Finn, Gatsby, Benjy et les Compson, Dean Moriarty, Dick Hickock et Perry Smith, Moses Herzog, Alexander Portnoy, JR (le gamin empereur du capitalisme décrit par William Gaddis et non le magnat du pétrole de la série Dallas), Nick Shay, Hal Incandenza… Tous dessinent à leur manière une cartographie évolutive de l’Amérique. Un atlas des transformations humaines, économiques et géographiques. Un pays où l’individu, qu’il soit riche, de classe moyenne, pauvre, issu de Boston ou du Nebraska, simple quidam, criminel, joueur de tennis ou obsédé sexuel, doit composer avec la volonté de puissance d’une usine à rêves. À la naissance du 21e siècle, Paul Beatty a créé Winston Foshay, alias Tuff, le personnage le plus incontrôlable que les États-Unis pouvaient imaginer. Incontrôlable et touchant. Tuff est un jeune Afro de 22 ans qui n’a pas encore fait grand-chose de son existence. Il zone et vit de trafics, à l’abri derrière ses 140 kilos. Le début du roman le décrit dans une passe particulièrement difficile puisqu’il échappe de justesse à une fusillade dans un petit appartement de Brooklyn, permettant à Beatty une scène d’ouverture azimutée, ne serait-ce que par le portrait de Fariq Cole, un ami de Tuff: « Fariq était le plus cool des nombreux handicapés cool d’East Harlem. Tiré à quatre épingles version ghetto, il affichait le look fonctionnel et intégrationniste du type au top de ses capacités physiques. Malgré le soudage approximatif de sa fontanelle, il ne portait plus de casque de vélo depuis des lustres. La visière de sa casquette des Yankees renforcée d’une couche de fibre de verre lui tombait sur l’oeil gauche, gardant dans l’ombre les cicatrices d’opération. » On le voit, le monde de Tuff est aux antipodes de l’Upper West Side, de ses immeubles rutilants comme le Dakota Building, pas plus qu'il ne suit les modes et les mondanités de Madison Avenue radiographiées dans les nouvelles de Truman Capote. Ici, c’est le nord-est de New York, pas vraiment la vie en rose, plutôt la Case de l’oncle Tom version putes et junkies. Un paysage de couleurs latinos où l’on trouve plus facilement des armes que du boulot. Un monde libre malgré tout, qui possède ce que les autres n’ont pas : la cadence du Verbe, la poésie frénétique de l’oralité, de l’argot, du hip-hop, du rap, comme si Miles Davis et Thelonious Monk se réincarnaient aujourd’hui dans les rues de Harlem. Aucun doute, une langue s’invente à mesure qu’elle se scande. L’occasion pour Beatty, dans les dialogues notamment, d’exprimer un humour révolté et tendre. UNE PHOTOGRAPHIE Au centre du roman, à la question posée par Spencer, un Afro converti au judaïsme, une question sans détour, «Winston, que veux-tu faire de ta vie? », Tuff connaît une révélation, un satori annonçant la fin japonaise du livre. Fils d’un Black Panther des années 1970, marié à l’énergique Yolanda et père du jeune Jordy, Tuff décide de laisser tomber les réseaux pourris et les vols de bijoux dans les beaux quartiers. C’est à une photographie en noir et blanc qu’il doit sa vocation soudaine. Un portrait d’Eugene Victor Debs (1855-1926), le dirigeant syndical, fondateur des Industrial Workers of the World et cinq fois candidat malheureux à l’élection présidentielle pour le compte du parti socialiste américain. Oui, le portrait d’un militant historique, rappelant ses propres origines de déraciné, lui donne de l’élan. Voici Tuff lancé en politique. Non pour atteindre la Maison-Blanche, mais en vue des élections du district de Harlem, donnant lieu à une campagne aussi surréaliste que déglinguée. Bien sûr, on ne révélera pas l’issue du scrutin ni le score de la «Team Tuffy ». Vraiment, dix-huit ans d’attente pour ce livre, c’est une chance. Surtout si l’on garde en mémoire une autre temporalité : « Un million d’années-lumière : tout est calme à la limite orientale de l’univers, sur la 109e rue entre Lexington et Third Avenue. La ligne de front d’une guerre totale et la fin de la création. Dans l’espace, personne ne t’entend crier. À New York, tout le monde peut t’entendre mais qui va le remarquer? »
Jean-Philippe Rossignol