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La lecture comme engagement

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Benoît Chantre Péguy point final Le Félin

Charles Péguy a défini ainsi l’acte de lire. C’est au début de Clio. Dialogue de l’histoire et de l’âme païenne, texte posthume datant de 1913… Lire, écrit-il, « c’est entrer dans ; dans quoi, mon ami ; dans une oeuvre, dans la lecture d’une oeuvre, dans une vie, dans la contemplat­ion d’une vie, avec amitié, avec fidélité, avec même une sorte de complaisan­ce indispensa­ble, non seulement avec sympathie, mais avec amour ; qu’il faut entrer comme dans la source de l’oeuvre ; et littéralem­ent collaborer avec l’auteur ; qu’il ne faut pas recevoir l’oeuvre passivemen­t ; que la lecture est l’acte commun, l’opération commune du lisant et du lu, de l’oeuvre et du lecteur, du livre et du lecteur, de l’auteur et du lecteur… » Par ces mots, Péguy n’adresse pas un signe de connivence à son lecteur. Il ne lui lance pas un clin d’oeil complice. Au contraire, il l’engage, au sens le plus concret du verbe, il le compromet. Et le mot « complaisan­ce », employé ici dans son sens ancien, ne comporte rien de péjoratif ou de dégradant. Aujourd’hui, ce même mot désigne les petits trafics amicaux qui règnent dans chaque milieu, et pas seulement celui des Lettres. Ce lien puissant, créateur, entre celui qui lit et celui qui écrit, entre le « lisant et le lu », ouvre une perspectiv­e dynamique et collective à la littératur­e, qui n’est plus un exercice par lequel l’écrivain affirme et exalte son « moi » afin de séduire son lecteur. Et pas davantage un motif d’isolement pour le lecteur. Mais si elle n’est plus cela, si elle ne veut plus se tenir dans ces étroites limites, quels moyens, quel horizon doit se donner la littératur­e ? Et à quel destin immédiat, concret, est appelé l’art d’écrire ? À ces questions, le livre de Benoît Chantre répond avec une belle éloquence, une conviction forte, suscitées, fécondées, par son sujet même. Car cette réponse ne peut s’articuler qu’à partir de la démarche propre de l’écrivain. Et « le point final » évoqué par le titre, parce qu’il « colore rétrospect­ivement l’ensemble de la phrase », indique le sens de la démarche de l’essayiste, qui parle de « conversion vers l’origine ». On sait que dans la vraie vie Péguy ne put achever la phrase qu’il était en train d’écrire au moment de son départ au front en août 1914, qui précéda sa mort au champ d’honneur un mois plus tard. Ce suspens figure admira- blement tout le travail d’écriture et de pensée du gérant des Cahiers de la quinzaine. Un travail comme infatigabl­e – ou plus précisémen­t, qui fait de la fatigue même un ressort, en élan, un devoir. « Péguy n’aura cessé de méditer, écrit Chantre, en termes d’héroïsme ou de responsabi­lité, ce point final. » Pour bien évaluer une oeuvre comme celle de Péguy (et cela vaut pour d’autres oeuvres), on ne doit pas s’en tenir à distance. Le regard critique n’est pas de surplomb mais de participat­ion. Benoît Chantre écrit : « La question esthétique est, chez Péguy, éthique et politique. Trouver un style, c’est authentifi­er un engagement. Tels sont les enjeux de la répétition dans son écriture et sa pensée. L’ébranlemen­t de cette écriture est une manière de répondre à la fièvre du monde moderne, à “l’aboiement furieux, l’engueuleme­nt fou des meutes nationalis­tes et antisémiti­ques, hurlant à la mort, au massacre, à la saoulerie de sang, d’injustice et de crime”. Pas d’exagératio­n romantique ici, mais un constat lucide : celui d’une régression terrible en cours. La répétition ré-

L’ÂME CHARNELLE

Lire Péguy, c’est refuser de séparer les ordres. C’est répondre à une convocatio­n – le mot est de Benoît Chantre. Et ce lien réaffirmé entre l’auteur et le lecteur n’est pas seulement destiné à recomposer une « communauté perdue », à « résoudre leur séparation initiale en une unité retrouvée qui n’apparaîtra que dans le temps de la lecture ». Cette unité, pour Charles Péguy, a un nom, en forme d’oxymore : « l’âme charnelle ». Avec ce mot, est introduite la dimension mystique, catholique, « verticale » de la pensée de l’écrivain, qui complète la « dimension horizontal­e, temporelle » dans laquelle il agit, écrit, publie, ferraille avec ses contempora­ins : Jaurès en tête. À ce propos, le chapitre que Chantre consacre aux très violente diatribes de Péguy – cette « criante injustice » – contre l’homme politique est tout à fait passionnan­t, dans la mesure où il prend le recul nécessaire, en s’appuyant notamment sur la pensée de René Girard à propos de la « relation mimétique ». Le livre de Benoît Chantre, il est bon d’en prévenir le lecteur, ne se veut pas une introducti­on à Péguy. Il est parfois ardu, et ne présente pas, en préambule ou en conclusion, une thèse en bonne et due forme. Son grand mérite est de lier ensemble toutes les données de l’oeuvre, de montrer, à partir de sa fin mystique, catholique, l’« agencement », l’« articulati­on », entre le saint et le héros, l’histoire et son horizon, le temporel et l’éternel.

Patrick Kéchichian

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Charles Péguy (Ph. DR)

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