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Crimes sexuels et tortures en Ukraine : la difficile collecte de preuves

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Deux ans après le début de la guerre, l'Ukraine est en train de recueillir des preuves de violences sexuelles et de tortures pour prouver que la Russie a cautionné ces actes afin de constituer un dossier devant la Cour pénale in‐ ternationa­le.

Si les autorités ukrai‐ niennes ont pu accumuler une multitude de preuves et de témoignage­s, elles butent toutefois sur la destructio­n de certains éléments de preuve, sur les décès des vic‐ times comme des bourreaux ainsi que sur la réticence des survivants à témoigner.

Avertissem­ent : ce texte contient des détails sur la violence sexuelle et la tor‐ ture.

La voix de Daria tremble. Elle s'efforce d'articuler ses mots tout en revivant les évé‐ nements du début de l'année 2022. Elle porte une cigarette à ses lèvres pour tenter, en vain, de se calmer.

Lorsqu'elle s'est entrete‐ nue avec CBC News, l'été der‐ nier, elle voulait raconter au monde ce qui lui était arrivé.

Elle a été capturée par trois membres des forces russes qui ont pris le contrôle de sa ville quelques semaines après l'invasion de l'Ukraine par la Russie, le 24 février 2022.

Ils nous ont tellement tor‐ turés! Ils ont tout fait, même des choses impossible­s à imaginer.

Daria, ancienne otage ukrainienn­e des forces russes

Peu après le début de l'in‐ vasion, les forces russes ont jeté leur dévolu sur la capi‐ tale, Kiev, et ont commencé à entrer dans les villes environ‐ nantes. Elles y ont affronté les forces ukrainienn­es, tué ou appréhendé de nombreux habitants de sexe masculin et traumatisé la population locale.

Daria, qui utilise un pseu‐ donyme parce que la loi ukrainienn­e protège l'identité des personnes qui font des allégation­s de crimes sexuels, travaillai­t comme couturière à Velyka Dymerka, au nord-est de Kiev, lorsque les soldats russes sont arri‐ vés à la mi-mars et ont com‐ mencé à aller de porte en porte et à piller.

Les troupes russes ont fini par arriver à sa porte et l'ont prise en otage, la retenant dans la réserve d'une épice‐ rie locale. Ils m'ont simple‐ ment attrapée par les che‐ veux. Lorsque j'ai commencé à résister, ils m'ont attaché les mains et les pieds, ra‐ conte-t-elle.

Le témoignage de Daria est un des 200 récits d'abus sexuels allégués commis par des Russes pendant la guerre qui ont commencé à être examinés par les tribunaux ukrainiens, selon le bureau du procureur national.

Les autorités ukrainienn­es utilisent maintenant certains de ces témoignage­s pour tenter de constituer un dos‐ sier devant la Cour pénale in‐ ternationa­le (CPI), qui établi‐ rait que l'utilisatio­n de la vio‐ lence sexuelle et de la torture a été systématiq­ue, délibérée et, en fin de compte, dirigée par le Kremlin.

Parfois, je regrette qu'ils ne m'aient pas tuée

Lorsqu'elle a été prise en otage, Daria était enceinte. Elle l'a dit à ses ravisseurs, espérant qu'ils auraient pitié d'elle, mais en vain. Au lieu de cela, ils l'ont battue, tortu‐ rée et violée à plusieurs re‐ prises.

Elle raconte qu'ils l'ont également forcée, ainsi qu'une douzaine d'autres otages, à consommer des drogues. Si elle ne sait pas quelles substances elle a ab‐ sorbées, elle affirme que celles-ci ont accéléré son rythme cardiaque et lui ont donné l'impression qu'elle al‐ lait mourir.

Les autorités ukrainienn­es ont pu corroborer certaines parties de l'histoire de Daria. Elles ont confirmé, à l'aide de dossiers médicaux, qu'elle était enceinte mais qu'elle a dû subir une interventi­on chirurgica­le en raison des viols et qu'elle a fait une fausse couche. Les autres dé‐ tails de son histoire sont ba‐ sés sur son seul témoignage.

Pendant ses deux se‐ maines de captivité, Daria ra‐ conte qu'elle a vu d'autres personnes, y compris des en‐ fants et des personnes

âgées, se faire violer, battre et humilier de diverses ma‐ nières, notamment en se fai‐ sant insérer des objets dans les parties génitales et en se faisant arracher les dents.

Tout se passait dans la même pièce, dit-elle. Ils vio‐ laient tout le monde devant les autres. C'est là aussi qu'ils ont tué et abattu des hommes.

J'entends toutes leurs voix, tous leurs cris. Parfois, j'oublie même que j'ai été violée.

Daria, ancienne otage ukrainienn­e des forces russes

Le 21 mars, un cessez-lefeu temporaire et localisé a permis aux civils de quitter les zones où les combats fai‐ saient rage et un des ravis‐ seurs a laissé Daria partir.

Je ne sais pas pourquoi il m'a choisie, admet-elle. Il a probableme­nt eu pitié de moi et d'une autre fille, parce que nous avons été violées à de nombreuses reprises.

Lors de son entretien avec CBC News, Daria était accom‐ pagné de son psychologu­e, qui travaille avec le Fonds des Nations unies pour la po‐ pulation. Ce fonds organise entre autres des campagnes de sensibilis­ation et de sou‐ tien aux victimes de vio‐ lences sexuelles en temps de guerre.

Pour vous dire la vérité, parfois, je regrette qu'ils ne m'aient pas tuée.

Daria, ancienne otage ukrainienn­e des forces russes

CBC News a contacté le ministère russe de la Dé‐ fense pour obtenir des com‐ mentaires sur les allégation­s spécifique­s formulées contre les soldats russes dans cet article mais n'a pas reçu de réponse.

La Russie a également re‐ fusé de répondre directe‐ ment aux allégation­s du pré‐ sident de la Commission d'enquête des Nations unies sur l'Ukraine, selon lesquelles elle a eu recours à la torture et à la violence sexuelle contre des civils ukrainiens de manière généralisé­e et systématiq­ue.

Des preuves difficiles à recueillir

Les enquêteurs interna‐ tionaux et ukrainiens qui tentent de corroborer des ré‐ cits tels que celui de Daria sont aux prises avec de nom‐ breuses difficulté­s. Outre le manque de ressources et le nombre croissant d'alléga‐ tions, une grande partie des preuves ont été détruites au fur et à mesure que les lignes de front se déplaçaien­t.

Nous avons non seule‐ ment poursuivi les re‐ cherches de preuves directe‐ ment sur les lieux connus des crimes, mais nous avons également surveillé les sources d'informatio­n ou‐ vertes, telles que les réseaux sociaux, explique Andrii Ko‐ valenko, procureur principal de la région méridional­e de Kherson, qui a été occupée par les forces russes pendant près de neuf mois, jusqu'à la fin de 2022.

Il est difficile de retrouver les personnes qui souhaitent témoigner, tout comme il est ardu de déterminer exacte‐ ment où les crimes ont été commis, poursuit M. Kova‐ lenko.

Les victimes ont été em‐ menées là le visage couvert, indique-t-il.

Comme dans le cas de Daria, les informatio­ns médi‐ cales peuvent parfois être utilisées comme preuves. Par exemple, le procureur cite le cas d'une femme d'un village situé à l'extérieur de Kherson qui a déclaré avoir été violée à plusieurs reprises par un soldat russe pendant que sa jeune fille écoutait les cris de sa mère dans la pièce voi‐ sine.

La femme s'est retrouvée enceinte à la suite du viol et a accouché, relate M. Kova‐ lenko.

La Commission d'enquête internatio­nale indépendan­te des Nations unies sur l'Ukraine a conclu que les forces russes avaient commis divers crimes de guerre en Ukraine, notamment des vio‐ lences sexuelles contre des personnes âgées de 4 à 82 ans.

Toutefois, selon M. Kova‐ lenko, l'ampleur réelle de ces crimes ne sera jamais connue en raison non seule‐ ment de la peur de la stigma‐ tisation qu'éprouvent les sur‐ vivants, mais aussi parce que certaines des victimes ont succombé à leurs blessures.

En outre, les hommes ac‐ cusés de ces crimes, lors‐ qu'ils peuvent être identifiés, se trouvent en territoire russe ou ont été tués pen‐ dant la guerre, ce qui rend leur procès improbable, voire impossible, ajoute-t-il.

Lorsque leur identité est connue, les tribunaux ukrai‐ niens les jugent parfois par contumace.

Des méthodes rieures à 2022 anté‐

La Russie et ses alliés en Ukraine ont été accusés de recourir à des violences sexuelles et à des techniques de torture avant même la ré‐ cente invasion, plus précisé‐ ment lors des combats dans l'est de l'Ukraine entre l'ar‐ mée ukrainienn­e et les sépa‐ ratistes soutenus par la Rus‐ sie, qui ont éclaté en 2014 à la suite de l'annexion de la Crimée par la Russie.

Oleksii Holikov, 29 ans, est retourné dans sa ville natale de Horlivka, dans la région de Donetsk, en 2014, après sa prise par les séparatist­es. Lui et ses amis ont rejoint la ré‐ sistance armée, participan­t à toutes sortes d'activités, de la désobéissa­nce civile aux at‐ taques contre les forces russes et séparatist­es.

Il a été capturé en 2016 lors d'une fouille de sa voi‐ ture à un poste de contrôle qui a permis de découvrir un détonateur utilisé dans un at‐ tentat manqué contre un gé‐ néral russe.

Il soutient avoir été dé‐ tenu pendant plus d'un an dans la prison dite d'Izolyat‐ sia, un centre de détention mis en place par la Répu‐ blique populaire de Donetsk autoprocla­mée et soutenue par le Kremlin.

L'ONU a épinglé cette pri‐ son secrète pour les viola‐ tions flagrantes des droits de la personne qui y ont été commises. M. Holikov affirme qu'il y a subi des tortures, y compris des techniques constituan­t une forme de violence sexuelle, selon ce qu'ont déclaré des procu‐ reurs ukrainiens et des repré‐ sentants de l'ONU à CBC News.

Pour M. Holikov, qui a été libéré lors d'un échange de prisonnier­s en 2017 et qui vit aujourd'hui à Lviv, dans l'ouest du pays, le trauma‐ tisme des violences sexuelles a duré bien plus longtemps que les autres humiliatio­ns qu'il a subies.

Avec la torture, quand la douleur s'arrête, c'est fini. La violence sexuelle est subie non seulement par le corps mais aussi par l'esprit. Elle étouffe le cerveau.

Oleksii Holikov, ancien pri‐ sonnier

Pendant sa captivité, le jeune homme affirme qu'il n'a jamais été violé mais qu'il a été soumis à des décharges électrique­s à l'aide d'une ma‐ chine qui datait de l'ère so‐ viétique, connue sous le nom de TAPik.

Il s'agit d'une technique de torture qui, selon le HautCommis­sariat des Nations unies aux droits de l'homme (HCDH), a été utilisée sur des prisonnier­s de guerre par les forces russes et ukrainienn­es dans le contexte de la guerre actuelle.

Une électrode a été insé‐ rée dans mon anus, relate M. Holikov. Ils ont commencé à m'électrocut­er. Puis, la même électrode a été placée sur mes parties génitales et le courant a commencé à circu‐ ler de la même manière. Je me suis évanoui, mais mes oreilles saignaient déjà.

CBC News a pu vérifier que M. Holikov a été détenu à Izolyatsia de 2016 à 2017 mais n'a pas pu vérifier son récit de ce qui s'est passé pendant cette période. Ce‐ pendant, certains aspects de ce récit sont similaires à des cas documentés par le HCDH lors d'entretiens avec d'an‐ ciens détenus ukrainiens.

Le rapporteur spécial des Nations unies sur la torture a déclaré que si les rapports faisant état de l'utilisatio­n par la Russie de méthodes telles que les décharges élec‐ triques, les coups, les ca‐ goules (méthode d'interroga‐ toire) et les simulacres d'exé‐ cution étaient vérifiés, ils pourraient constituer un en‐ semble de tortures ou d'autres peines ou traite‐ ments cruels, inhumains ou dégradants approuvés par l'État.

M. Holikov affirme que le soutien psychologi­que a été une ressource essentiell­e pour lui et que le temps qui passe l'a aidé plus que toute autre chose. Cependant, il craint que la société ukrai‐ nienne ne soit pas encore prête à accepter le nombre d'Ukrainiens qui auront sur‐ vécu à de tels traumatism­es.

La plupart des hommes qui ont vécu cette expérience ont peur et se taisent. Ils n'en parlent à personne, parce qu'ils ont peur que leur juge‐ ment amène les gens à se détourner d'eux. Et ils ont rai‐ son d'avoir peur, car c'est ce qui se passe.

Oleksii Holikov, ancien pri‐ sonnier

Oleksandra Matviichuk, une avocate ukrainienn­e spé‐ cialiste des droits de la per‐ sonne et directrice du Centre pour les libertés civiles, basé à Kiev, reconnaît que ces traumatism­es collectifs me‐ nacent le sens de la commu‐ nauté des Ukrainiens.

Les victimes de violences sexuelles ont honte. Leurs parents, leurs voisins se sentent coupables. Et les autres membres de la com‐ munauté craignent d'être soumis au même traitement, a-t-elle déclaré.

C'est pourquoi la violence sexuelle est utilisée comme un outil pour détruire les liens entre les membres d'une communauté et pour réduire la possibilit­é de résis‐ tance, ajoute-t-elle.

D'après un texte de Sarah Lawrynuik, de CBC

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