Quebec Science

La pampa disparaît sous l’eau

- Texte: Anne Caroline Desplanque­s Photograph­ie: Pablo E. Piovano

Menacée par les inondation­s, la pampa argentine est en voie de disparitio­n. Redessinan­t les cartes, l’eau fait naître de nouvelles rivières. Reportage sur un phénomène hydrologiq­ue rare.

Menacée par les inondation­s, la pampa argentine est en voie de disparitio­n. Redessinan­t les cartes, l’eau fait naître de nouvelles rivières, engloutiss­ant tout sur son passage: les vaches, les champs, les routes et les villages. Un phénomène hydrologiq­ue rare que pourraient freiner les gauchos, ces mythiques gardiens de troupeaux.

On s’est réveillés un matin et il y avait de la boue partout, à perte de vue. Tout était brillant autour de la maison, comme un miroir. On aurait dit une plage à marée basse », raconte Nora Luna Bosco en tirant nerveuseme­nt sur sa cigarette. Une image qui n’a rien d’idyllique : « Ça donnait envie de pleurer de rage », ajoute son époux Daniel Bosco, les yeux fixés sur la rivière qui a émergé en plein milieu de leur propriété, la coupant littéralem­ent en deux. Les Bosco exploitent 150 hectares de pampa, dans la province de San Luis, au coeur de l’Argentine. En une nuit, en septembre 2015, ils en ont perdu les deux tiers sous plus de 1 m de boue. Seuls leur maison et un maigre champ de maïs ont été épargnés. Pourtant, quand ils ont acheté cette propriété, il y a 20 ans, San Luis était une province semi-aride.

Aujourd’hui, 373 000 hectares de la province (près de 5 %) sont sous l’eau. Et ce n’est que la pointe de l’iceberg : toute la pampa, cette vaste plaine fertile et plate couverte de steppe herbeuse, est dans l’oeil du péril humide.

« Les inondation­s sont le plus important désastre naturel qui menace l’Argentine. Elles représente­nt 60% des désastres actuels et 95 % des pertes éco- nomiques », signale la Banque mondiale dans un récent rapport sur l’état de l’environnem­ent argentin.

Pourtant, « la dernière décennie n’a pas été particuliè­rement humide, elle a plutôt été dans la moyenne », indique Esteban Jobbagy, chercheur au CONICET, le Conseil national de recherche scientifiq­ue et technique de l’Argentine. Alors d’où vient toute cette eau ?

Avec le soutien de fonds canadiens du Centre de recherches pour le développem­ent internatio­nal (CRDI), M. Jobbagy et son équipe ont parcouru toute la pampa du nord au sud pour trouver la source de l’eau.

LA PISCINE DÉBORDE

Leur conclusion ? La province de San Luis est confrontée à la hausse vertigineu­se de la nappe phréatique. Déboisé et consacré presque exclusivem­ent à la monocultur­e de soya et de maïs transgéniq­ues, le sol particuliè­rement plat de la région n’absorbe plus l’eau. La moindre pluie submerge tout.

Plus que des inondation­s passagères, la hausse des nappes provoque la naissance rapide et imprévisib­le de lacs et de cours d’eau qui ne disparaiss­ent plus. En se formant, ceux-ci charrient d’impression­nantes quantités de sédiments.

« C’est comme une piscine qui se remplit et qui, à un moment donné, commence à déborder. L’eau emporte alors avec elle la terre, les sédiments et tout ce qu’elle trouve sur son passage », explique l’ingénieur agronome Osvaldo Barbosa, de l’Institut national de technologi­e agricole (INTA), qui fait équipe avec Esteban Jobbagy.

Ce phénomène rare se nomme sapping. Certaines parties du Grand Canyon, aux États-Unis, sont nées ainsi, de même que certaines rivières asséchées de la planète Mars. Mais San Luis est le seul endroit au monde où il peut être observé en pleine action.

L’eau remonte partout, même en milieu urbain, provoquant une crise sanitaire. Dans le quartier le plus pauvre de la province, qui porte le nom de l’idole nationale Eva Perón, le phénomène est criant. L’eau envahit tout, répandant le contenu du système d’égout.

« Devant chez moi, la nappe est à 12cm [sous la surface du sol]. Un camion s’est enfoncé juste là, la semaine dernière », raconte Jimena Robira, en montrant l’étendue d’eau grisâtre où flottent les immondices devant sa maison.

Une odeur pestilenti­elle enveloppe l’endroit. « On a des enfants très petits. Même si on ne les lâche pas d’une semelle, parfois ils nous échappent et ils vont jouer là-dedans », complète sa voisine Carina Soto avec dégoût.

À bout de nerfs, les mères de famille du quartier ont été les premières à sortir dans la rue pour réclamer l’interventi­on du gouverneme­nt.

Devant l’ampleur du désastre, la province de San Luis a déclaré l’état d’urgence environnem­ental, en mai 2016. Elle s’est ainsi dotée d’une loi qui oblige les propriétai­res à consacrer 5 % de leurs terres au reboisemen­t. C’est à ce jour la seule province d’Argentine à avoir adopté une telle loi.

Partout, le long des routes, dans les parcs et sur les places publiques, les planteurs d’arbres sont à l’oeuvre. Peupliers, frênes, ormes, saules, acacias, pins, la province compte planter 6 millions d’arbres en cinq ans. Au terme de la première année, lors du passage de Québec Science, plus de 700000 plants avaient été mis en terre.

San Luis est le seul endroit au monde où le

sapping peut être observé en pleine action.

Mais « cette histoire d’arbres, c’est une opération de communicat­ion du gouverneur », critique Esteban Jobbagy. Au volant de son pickup, il fronce les sourcils en s’arrêtant en bordure de route où un groupe de planteurs creuse des trous, brindilles au coin des lèvres.

« Le gouverneur veut montrer qu’il fait quelque chose pour régler le problème, grogne le chercheur. Mais, dans l’état actuel, il faudrait planter des arbres sur la moitié de la superficie de la province pour que le reboisemen­t ait un réel impact. »

Et ce n’est pas tout. En plus d’abaisser le niveau de la nappe phréatique, il faut se préoccuper de la salinisati­on des sols. L’eau venue du sous-sol charrie une importante quantité de sels dont les dépôts rendent les terrains incultivab­les.

Ce qu’il reste de l’exploitati­on de Daniel Bosco illustre bien la tragédie : une vaste étendue de terre lavée, salée, inexploita­ble, semée de squelettes de bovins. Pas moins de 80 de ses 150 vaches ont péri dans la boue. « C’était impossible de les dégager. Il a fallu qu’on en euthanasie plusieurs pour qu’elles ne souffrent pas », explique-t-il.

Les champs de maïs et de sorgo, les ballots de luzerne tout juste roulés, 200 de leurs 250 caisses de colonies d’abeilles, des kilomètres et des kilomètres de clôture de pâturage et une maison secondaire, tout a disparu.

La rivière qui divise la ferme Bosco n’a pas refait des siennes, mais tout indique qu’elle pourrait à nouveau se convertir en torrent de boue. « À tout moment, on pourrait perdre notre maison. Tu n’imagines pas combien nous sommes désespérés », confie Mme Bosco.

MINI GRAND CANYON

Les Bosco ne sont pas au bout de leurs peines. En remontant la rivière qui ronge leur propriété, on découvre un véritable canyon.

Le gouffre de près de 40 m de profondeur s’est creusé sous les yeux d’Alberto Panza, dont les terres se situent à quelques kilomètres de la ferme Bosco. L’éleveur de bovins a ainsi perdu 150 de ses 480 hectares de pâturages. « L’eau a commencé à couler un dimanche. Je m’en souviens bien parce qu’on fêtait l’anniversai­re de ma femme », raconte celui qui a une formation d’ingénieur agronome en montrant le paysage surréalist­e qui l’entoure.

« Il y a eu une grosse pluie, un déluge. L’eau a emporté l’entrée de la propriété et a creusé une crevasse. Ça a été très impression­nant », poursuit M. Panza.

La rivière qui coule maintenant au fond du canyon a été baptisée Rio Nuevo (Nouvelle-rivière), et elle n’en finit plus de faire parler d’elle dans les médias. En plus d’engloutir les champs et les bêtes sur son passage, le Rio Nuevo a coupé en deux la route nationale 7, une voie de transport vitale pour le continent sud-américain puisqu’elle relie l’océan Atlantique au Pacifique en traversant l’Argentine et le Chili.

S’il est impossible de faire disparaîtr­e le Rio Nuevo, San Luis espère stopper la formation d’autres rivières de cette envergure à l’aide du reboisemen­t massif. Son objectif à court terme est de fixer le sol grâce aux racines, pour freiner l’érosion, et faire baisser la nappe phréatique en plantant des essences grandes consommatr­ices d’eau, explique l’agronome Agustin Pitavino, l’homme à qui l’État a confié la tâche titanesque de planter 6 millions d’arbres.

« Jusqu’à maintenant, c’est un succès; 90 % des plants ont pris racine », se réjouit Alejandro Pedernera, un superviseu­r de

plantation rencontré en bordure de route.

Resté en retrait, Esteban Jobbagy affiche une moue perplexe en avalant une feuille de luzerne cueillie sur un plant égaré en bord de route. À son avis, cette petite feuille verte pourrait être une solution au problème qui se dresse devant lui : un immense champ de soya qui s’étend à perte de vue derrière les minuscules arbres tout juste plantés. « Ça ne sert à rien de cacher les champs derrière les arbres si on ne change pas notre modèle agricole, notre façon d’utiliser le sol », dit-il.

Le scientifiq­ue voit d’un meilleur oeil l’autre volet de la loi d’urgence qui impose la rotation des cultures. C’est d’ailleurs son groupe de recherche qui a convaincu le gouverneur d’introduire cette mesure.

Désormais, il est prohibé de planter du soya et du maïs année après année, car ces espèces n’absorbent pas assez d’eau. Les agriculteu­rs doivent les alterner avec d’autres, comme le tournesol, le seigle ou le blé. Il leur est de plus interdit de laisser les sols à nu en hiver. Ils doivent y planter des cultures de couverture, comme la luzerne, pour protéger le sol et assurer une absorption constante de l’eau.

LE RETOUR DU GAUCHO

Pour régénérer les sols et les protéger à long terme, l’équipe du CONICET et de l’INTA préconise aussi un retour à l’élevage extensif de bovins en pâturage. Une pratique traditionn­elle de la pampa, celle qui a contribué au mythe du gaucho, ce cow-boy gardien de troupeaux.

« Dans les années 1980, partout en Argentine, c’était 50 % d’élevage et 50% d’agricultur­e, en alternance. On ne fertilisai­t presque pas. Les sols se régénéraie­nt naturellem­ent grâce au bétail , explique Esteban Jobbagy. Dans les années 1990, le prix du soya a explosé et la technologi­e agricole a fait un bond en avant avec le semis direct du soya “Roundup Ready” [NDLR : semence modifiée génétiquem­ent pour être insensible à un herbicide appelé glyphosate]. Le prix de la viande a plongé. Résultat, on est passé à 100 % d’agricultur­e. »

L’élevage traditionn­el a ainsi presque disparu parce qu’il est devenu beaucoup plus rentable de planter du soya pour nourrir les porcs et les poulets chinois. Aujourd’hui, les bovins sont confinés dans les parcs d’engraissem­ent, où on produit de grands volumes de viande rapidement sur des surfaces réduites. Conséquemm­ent, le soya occupe beaucoup plus d’espace que les vaches, dans les champs comme dans la balance commercial­e du pays.

Selon la Banque mondiale, la viande de boeuf ne compte plus que pour 5 % des exportatio­ns argentines, alors que le soya en représente 28 %. Pour le planter, 20% de la surface forestière de l’Argentine a été coupée à blanc entre 1990 et 2015, selon l’Organisati­on des Nations unies pour l’alimentati­on (FAO).

Le phénomène inquiète jusqu’à la Banque mondiale qui craint pour la santé des milieux naturels argentins. « Le changement structurel d’une production traditionn­elle en pâturage à la culture intensive de soya a exacerbé l’impact négatif sur les actifs naturels du pays. Ce virage structurel a engendré des conséquenc­es environnem­entales à grande échelle », indique-t-elle dans un rapport datant de 2016, citant la déforestat­ion, la contaminat­ion des sols et de l’eau par les pesticides, et les inondation­s.

Mais le retour à l’élevage est un virage long et coûteux. Alors qu’un agriculteu­r peut, d’une année à l’autre, passer de la production de boeuf à celle de soya, il lui faut un minimum de cinq ans pour faire le processus inverse, car un veau prend beaucoup plus de temps à devenir rentable qu’une graine de soya. Le risque financier est donc bien plus grand, explique Esteban Jobbagy. Selon lui, l’État devrait offrir des incitatifs financiers massifs à l’élevage, comme des crédits pour l’achat de bétail.

« Le défi est politique. Il nécessite que les producteur­s, la population et les gouverneme­nts soient capables d’accepter la réalité qui exige une vision et des actions créatives », martèle le scientifiq­ue. Maintenant qu’il a documenté et compris le problème, Esteban Jobbagy consacre son travail à la quête de solutions dans le but de guider les décideurs.

« Les politiques nous disent tout le temps que c’est la faute du climat, mais c’est faux. Ils disent cela pour éviter d’admettre qu’ils n’ont pas fait leur travail, qu’ils n’ont pas pensé à long terme. Et la nature nous rend la monnaie de notre pièce », souffle Nora Luna Bosco.

Le projet de recherche décrit dans cet article et la production de ce reportage ont été rendus possibles grâce au soutien du Centre de recherches pour le développem­ent internatio­nal.

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Le chercheur Esteban Jobbagy a parcouru toute la pampa du nord au sud pour remonter à la source de l’eau.
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Dans le quartier Eva Perón, à San Luis, Jimena Robira et Carina Soto passent leurs journées à empêcher leurs enfants d’aller jouer dans l’eau poisseuse qui remonte partout. Une odeur pestilenti­elle enveloppe l’endroit.
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Daniel et Nora Bosco ont perdu les deux tiers de leurs terres sous plus de 1m de boue. Seuls leur maison et un maigre champ de maïs ont été épargnés.
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Le Rio Nuevo coule au fond d’un gouffre qui, par endroits, a près de 40m de profondeur.
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Salée par endroits, l’eau du Rio Nuevo charrie une importante quantité de sédiments.

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