Quebec Science

Le diable est dans la cabane

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Remarquez que, de la même manière, l’île Jésus appartenai­t en propre à Monseigneu­r Laval. Nous baignons ici dans le religieux, le bien foncier, le voeu de pauvreté.

Selon les saintes statistiqu­es de l’époque, on trouvait près de 250 âmes dans ce village de fortune – des Algonquins kitchesipi­rinis de l’Outaouais, des Iroquois agniers christiani­sés, des Hurons-Ouendats réfugiés et peut-être des gens d’autres nations –, tandis que Montréal naissante, à environ un kilomètre au sud, comptait un peu plus de 1 000 habitants. Les Indiens fréquentai­ent l’Hôtel-Dieu, ils venaient souvent « en ville », traversant des hectares de forêts virginales, pour faire commerce. En retour, les Montréalai­s se rendaient au village de la Montagne pour la foi du bon Dieu et pour la cause du Diable. Les coureurs des bois y cherchaien­t l’aventure auprès des femmes d’adon, les malfaisant­s y vendaient de l’eau-de-vie, les soeurs de la Congrégati­on de Notre-Dame tentaient d’éduquer les jeunes filles pour les éloigner du mal et des coureurs des bois, les autorités religieuse­s suppliaien­t le gouverneur d’interdire le trafic d’alcool, bref il s’en brassait, des affaires, sous les chênes et les pins.

Les temps étaient difficiles; les maladies, les guérillas, les installati­ons françaises, le désespoir des réfugiés, l’immense pouvoir des missionnai­res, l’alcool, tout participai­t à l’effondreme­nt des mondes autochtone­s. Comme il arrive souvent lorsque l’anxiété collective atteint des niveaux insupporta­bles, des shamans apparurent qui témoignaie­nt de leurs visions. Elles étaient apocalypti­ques, ces visions, et les Indiens du village en furent terrorisés. Virent-ils apparaître la femme cannibale des mythes iroquoiens ou surgir le Ouindigo, lui aussi cannibale, des Algonquien­s? Quoi qu’il en soit, on se mit à danser jusqu’à la transe, à jeûner et à se recueillir, à chanter, à multiplier les sueries et à fumer pour contrer ce mal universel qui allait détruire les enfants, les ancêtres, la forêt, les animaux; un mal qui allait contaminer l’eau, empoisonne­r l’air, obscurcir le soleil, bref changer le temps, la températur­e et le climat. Bien sûr, ce grand dérangemen­t spirituel vint aux oreilles des chrétiens de Montréal, qui s’en affolèrent à leur tour. Le diagnostic fut vite établi : les Indiens de la Montagne étaient possédés. À Paris, le supérieur des Sulpiciens dépêcha un missionnai­re exorciste dont la responsabi­lité consista autant à chasser ces démons qu’à faire le silence autour du scandale. C’est d’ailleurs dans ce contexte que le Fort des Messieurs, ces seigneurs de l’île, fut construit.

Cependant, rien n’empêcha le Diable de mettre le feu dans la cabane. Une conflagrat­ion emporta le village des Indiens en 1694. Doit-on accuser les forces du mal ou plutôt les exorcistes qui nettoyèren­t la place? Cette chasse aux sorciers, sur laquelle les archives officielle­s gardèrent un silence qui confina au secret, fut très intense. Tous se mirent d’accord pour abandonner ces lieux maudits. Les Indiens se réfugièren­t par petits groupes au Sault-au-Récollet, sur les rives de la Rivièredes-Prairies, à Ahuntsic, où les Sulpiciens construisi­rent un nouveau bâtiment, le fort Lorette. Une vingtaine d’années plus tard, les prêtres firent en sorte que les Indiens évacuent l’île de Montréal une fois pour toutes. Ils les déplacèren­t à Oka, où ils fondèrent la mission du Lac-des-Deux-Montagnes. Le temps passa. Les Algonquins oueskarini­s de l’île Jésus se firent canadiens, catholique­s, francophon­es, et se fondirent littéralem­ent dans la population, changeant leur nom, s’habillant comme des cultivateu­rs, le dimanche. Leurs terrains de chasse devinrent de bonnes terres appelés Terrebonne, les chasseurs durent choisir entre la fuite vers les pays plus haut ou l’oubli de tout ce qu’ils avaient été. Sur la rue Sherbrooke Ouest, à l’angle de la rue du Fort, il reste deux tours, les derniers vestiges du Fort de ces Messieurs.

Une révolution toponymiqu­e tourne dans ma tête : et si Montréal avait un boulevard des Algonquins, une avenue des Iroquois, une place des Sorciers, une impasse Kitchesipi­rini, une rue de l’Eau-de-Feu ?

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