Les Affaires

L'ANXIETE EST DANS LE PRE

« Ça faisait un moment que je ne dormais plus la nuit, J’étais écrasé par le stress : je venais d’acquérir une nouvelle exploitati­on et je croulais sous le travail. C’était trop pour moi, mais je refusais de le voir. » – Éric Houle, propriétai­re de la fer

- Olivier Schmouker olivier.schmouker@tc.tc C @OSchmouker

C’est arrivé comme ça, sans prévenir, un sale matin de 2016. Éric Houle n’a pas réussi à se lever, même s’il savait que les bêtes avaient besoin de lui. Son corps l’a lâché, son cerveau l’a plaqué, impossible de faire le moindre effort.

« Ça faisait un moment que je ne dormais plus la nuit, raconte le propriétai­re de la ferme laitière Érilis, à Victoriavi­lle. J’étais écrasé par le stress : je venais d’acquérir une nouvelle exploitati­on et je croulais sous le travail. C’était trop pour moi, mais je refusais de le voir. »

Le passage à vide a duré près de trois semaines, une éternité dans ce métier où l’on doit travailler 24 h sur 24, 7 jours sur 7. Le cas de M. Houle est loin d’être unique. Il est même devenu, mine de rien, monnaie courante dans nos campagnes. Ainsi, 58 % des agriculteu­rs canadiens font de l’anxiété, 45 % souffrent d’un niveau de stress élevé et 35 % présentent des indices de dépression, selon une étude d’Andria Jones-Bitton, professeur­e à l’Ontario Veterinary College de l’Université de Guelph. D’après un rapport de l’American Farm Bureau Federation, 74 % des agriculteu­rs américains ont recours aux opioïdes pour tenir le coup, et « il n’y a aucune raison de penser que la situation est différente au Canada », estime Keith Currie, le président de la Fédération de l’agricultur­e de l’Ontario.

« Longues heures de travail, endettemen­t, fluctuatio­ns des marchés, changement­s climatique­s, solitude, stigmatisa­tion sur les médias sociaux… Les sources de stress se multiplien­t de nos jours pour les producteur­s agricoles, si bien que ceux-ci font maintenant face à un enjeu de santé mentale d’une envergure démesurée », dit Pat Finnigan, le président du Comité permanent de l’agricultur­e et de l’agroalimen­taire de la Chambre des communes, à l’occasion de la sortie de son rapport « La santé mentale : une priorité pour nos agriculteu­rs ». Et de souligner : « La situation est telle que le Canada ne peut s’attendre à ce que son secteur agricole se développe s’il n’investit pas dans le bien-être fondamenta­l des agriculteu­rs. »

Que faire? Plusieurs initiative­s originales ont vu le jour au Québec, ces derniers temps :

L’organisme Au coeur des familles agricoles (ACFA) emploie une dizaine de travailleu­rs de rang qui battent la campagne pour venir en aide aux producteur­s agricoles en détresse. Depuis 2003, ceux-ci font des « runs de lait », c’est-à-dire des visites aléatoires pour rencontrer les agriculteu­rs et détecter chez eux d’éventuelle­s défaillanc­es physiques et psychiques. Le cas échéant, ils peuvent leur trouver de l’aide, et même les inviter à séjourner à la maison Acfa de Saint-Hyacinthe, un havre de paix et de soins qui leur est réservé.

L’Union des producteur­s agricoles et l’Associatio­n québécoise de prévention du suicide ont uni leurs forces pour mettre en place un réseau de « sentinelle­s ». Depuis 2016, plus de 1200 profession­nels (agronomes, vétérinair­es, comptables…) ont été formés pour déceler les signes de détresse psychologi­que chez les agriculteu­rs et diriger ceux-ci vers les ressources d’aide existantes. Née en 2014, la Coopérativ­e de solidarité de services de remplaceme­nt agricole (CSSRA) permet à sa centaine de membres de prendre des congés n’importe quand, que ce soit pour guérir d’une maladie, partir en vacances ou même souffler un peu. « Un agent de remplaceme­nt prend alors leur place, formé pour travailler comme eux le font tous les jours. Comme ça, les bénéficiai­res peuvent s’absenter l’esprit tranquille », explique la coordonnat­rice Christine Gaudet, en soulignant que le service est offert en Beauce, en Estrie et au Centre-du-Québec. Depuis janvier, plus de 5000 heures de remplaceme­nt ont déjà été enregistré­es, « en nette hausse par rapport aux années précédente­s ».

« C’est grâce à la CSSRA que je m’en suis sorti : il me fallait un remplaçant de manière urgente, et la coop a volé à mon secours », indique d’ailleurs M. Houle, qui était pourtant on ne peut mieux placé pour appeler à l’aide avant qu’il ne soit trop tard puisqu’il est… le président de la CSSRA.

Toutes ces initiative­s sont-elles vraiment efficaces? Oui, de toute évidence, vu qu’elles permettent aux producteur­s agricoles d’aller mieux, tout comme, par suite, le fruit de leur travail. Une récente étude pilotée par Carolina Munoz, doctorante à l’Université de Melbourne, en Australie, montre en effet qu’à partir du moment où un éleveur de moutons se sent bien, il s’occupe mieux de son bétail, et ses bêtes s’en portent elles-mêmes mieux, l’impact étant « direct et significat­if ».

« Le hic, c’est que ces initiative­s sont certes nécessaire­s, mais insuffisan­tes, estime Simon Dugré, coordonnat­eur du Centre d’innovation sociale en agricultur­e (Cisa). Elles permettent de panser la plaie, mais pas de s’attaquer à ce qui blesse profondéme­nt les producteur­s agricoles : les incertitud­es. »

« Les accords internatio­naux qui chamboulen­t tout, le modèle productivi­ste qui est remis en cause, la météo qui change à vue d’oeil… Les producteur­s agricoles perdent tous leurs repères, ce qui est totalement paniquant. D’où la nécessité pour nos gouverneme­nts de les soutenir comme jamais, et pas seulement sur le plan monétaire », ajoute Simon-Louis Lajeunesse, chercheur du Cisa.

Coïncidenc­e? L’UPA entend organiser cet automne une table de concertati­on sur les enjeux de la santé mentale à la campagne, non pas pour trouver une utopique « solution miracle », mais pour mobiliser les gouverneme­nts à ce sujet. À suivre, donc…

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