La fondation de Lino Saputo investit 100 M$… dans Saputo
Une transaction inusitée qui laisse perplexes plusieurs experts en gouvernance
La Fondation Mirella & Lino Saputo a acheté pour 100 millions $ d’actions de Saputo au cours des derniers mois, ce qui soulève des questions, selon des experts.
Peu avant l’achat des premiers blocs d’actions, en juin, le titre avait perdu plus de 10 % dans la foulée de la publication de résultats financiers décevants. La fondation a acquis d’autres actions de l’entreprise le mois dernier.
Il arrive que les initiés d’une entreprise cotée en Bourse investissent dans celle-ci dans le but de la soutenir, mais la Fondation Saputo assure que ce n’était pas le but des transactions effectuées en juin.
« Ça n’a rien à faire avec ça », tranche Camillo Lisio, directeur général par intérim de la fondation.
« On cherche des entreprises qui versent un dividende, ajoute-t-il. [...] On veut s’assurer qu’on fait des bons investissements qui vont faire en sorte qu’on va aider longtemps les communautés au Québec et au Canada. »
François Dauphin, PDG de l’institut sur la gouvernance, souligne que si la transaction visait à faire remonter l’action de Saputo, elle a échoué puisque le titre a continué de reculer dans les semaines qui ont suivi.
La décision de la Fondation Saputo d’acheter autant d’actions de l’entreprise qui a fait la fortune de la famille est hors du commun, estime toutefois M. Dauphin.
« Habituellement, les fondations se tiennent loin d’investir dans les actions des entreprises auxquelles elles sont liées, à moins que ce soit un don initial en actions », relève-t-il.
Selon le Guide sur la bonne gouvernance à l’intention des fondations canadiennes, publié par l’organisme montréalais Fondations philanthropiques Canada, « les personnes apparentées aux donateurs [...] devraient s’abstenir de conclure des opérations avec la fondation puisqu’on pourrait juger que celles-ci leur confèrent un avantage injustifié ». Parmi ces « opérations » : un « placement dans l’entreprise d’un administrateur » de la fondation en question.
« Je pense qu’il y a apparence de conflit d’intérêts ici », affirme Robert Pouliot, spécialiste en risque fiduciaire et chargé de cours à L’UQAM.
CRÉDITS D’IMPÔT
Les dons faits à des organismes de bienfaisance enregistrés procurent un généreux avantage fiscal: des crédits d’impôt pouvant atteindre la moitié de la somme versée.
« Si la Fondation Saputo était un fonds complètement privé, elle pourrait investir où elle le veut et donner son argent à qui elle le veut, mais comme elle a un statut officiel et qu’il y a des crédits d’impôt en jeu... Il y a une responsabilité fiduciaire qui n’est pas exercée adéquatement », soutient M. Pouliot.
L’agence du revenu du Canada n’impose aucune contrainte particulière aux fondations tant que celles-ci ne détiennent pas plus de 2 % d’une entreprise, indique Mark Blumberg, un avocat torontois spécialisé en droit caritatif.
Or, même si Lino Saputo détient près de 32 % des actions de Saputo, la Fondation Saputo n’en possède que 0,7 %. La participation dans Saputo représente environ 10 % des actifs de la fondation, selon M. Lisio.
Certaines fondations privées comptent des membres externes à leur conseil. C’est le cas, notamment, de celles des familles Bombardier, Jarislowsky et Chagnon.
À la Fondation Saputo, le seul membre externe est Joe Marsilii, qui est secrétaire de Jolina Capital, le holding personnel de M. Saputo.
« Une fondation devrait avoir une gouvernance plus élaborée que ça », insiste Robert Pouliot.
L’ajout de membres externes au conseil, « ça pourrait être une option à envisager dans un avenir rapproché si l’on veut s’assurer de ne pas être perçu comme étant en potentiel conflit d’intérêts », renchérit François Dauphin.