AU BANC DES ACCUSÉS
2000 KHMERS ROUGES J’AI DÎNÉ AVEC BON NOMBRE DE TORTIONNAIRES ÉDUQUÉS
L’écrivain-voyageur Olivier Weber était récemment de passage à Montréal pour attribuer le célèbre prix Albert-Londres à un journaliste de la presse écrite et à un journaliste de la télévision. Ayant lui-même récemment publié Lesimpunis, un récit de voyage dénonçant l’autonomie des anciens Khmers rouges, nous en avons profité pour le rencontrer.
Avec Pol Pot aux commandes, les Khmers rouges ont dirigé le Cambodge de 1975 à 1979. Et durant leurs 3 ans, 8 mois et 20 jours de règne, ils ont soumis la population à l’une des dictatures les plus violentes de l’époque contemporaine, massacrant de ce fait sans le moindre état d’âme pas moins de 1,7 million de personnes, leur principal mantra étant: «Mieux vaut exécuter un innocent que d’épargner un ennemi qui ronge le pays de l’intérieur.»
Contrairement aux criminels de guerre nazis, ces génocidaires échapperont cependant aux tribunaux et à la vindicte internationale: à ce jour, seulement cinq chefs khmers rouges ont été jugés ou emprisonnés, le reste de ces tortionnaires court toujours. Depuis déjà une bonne trentaine d’années, près de 2000 d’entre eux vivent d’ailleurs paisiblement dans les environs de Pailin, une ville réputée pour ses richesses minières, située non loin de la frontière thaïlandaise. Après avoir livré quelques têtes dirigeantes et versé d’importants pots-de-vin, ils ont effectivement pu créer sans encombre la «Zone autonome de Pailin», nouveau fief des anciens polpotistes. Mais comme la guérite ouvrant sur cette funeste enclave s’est récemment volatilisée et que ses sanguinaires occupants ont eu l’intelligence de se fondre parmi les habitants du coin, il est désormais pratiquement impossible de distinguer bourreaux et victimes.
Au péril de sa vie, le grand reporter et correspondant de guerre français Olivier Weber a pourtant tenté de le faire…
AUX FRONTIÈRES DU MAL
Ayant couvert pendant 20 ans quantité de conflits et de guérillas en Afghanistan, au Kurdistan, en Irak, en Iran, en Arménie, en Tchétchénie, au Pakistan, au Kosovo, au Sri Lanka, au Cachemire ou au Timor oriental dans les pages de plusieurs grands quotidiens et du magazine hebdomadaire Le Point, Olivier Weber s’est senti suffisamment bien armé pour nous sensibiliser à la réalité d’un peuple côtoyant chaque jour ceux qui ont jadis massacré leurs familles.
«Depuis 1996, je vais régulièrement au Cambodge afin de suivre les résistants génocidaires dans la montagne, explique-t-il lors de l’entretien qu’il nous a récemment accordé. C’est un pays très attachant, quoique meurtri, un habitant sur quatre ayant disparu. Si beaucoup de livres ont déjà été écrits sur ce génocide, je me suis en revanche aperçu qu’il n’y avait presque rien sur Pailin.»
Car devinez qui est le gouverneur officiel de cette petite municipalité servant de plaque tournante à un important trafic de rubis? Nul autre que Y Chhean, l’exgarde du corps de Pol Pot. «C’est comme si, en Bavière, on avait élu un ancien officier SS, précise Olivier Weber. Mais étant donné que Nuon Chea, ou frère numéro deux (le principal idéologue des Khmers rouges qui, à 87 ans, croupit encore en prison en attendant d’être jugé), a été reconnu par un journaliste australien, Y Chhean ne donne surtout pas d’interviews parce qu’il craint que son passé ne le rattrape.»
Prétendant être sur les traces de l’Arctonyx collaris, un animal en danger vivant dans la forêt de Samlaut, au sud de Pailin, Olivier Weber parviendra pourtant à le rencontrer. Et au cours de la brève entrevue qui suivra, il osera même montrer au tyran une photo sur laquelle on le voit clairement aux côtés de Pol Pot. «J’ai ensuite été menacé et j’ai vraiment eu peur, mais ça ne m’empêche pas d’inviter les journalistes à aller au Cambodge, une contrée nettement moins dangereuse que l’Afghanistan. J’en ai fait le point de départ pour parler des régions du monde où les massacreurs se mêlent toujours à leurs victimes, ce qui explique en partie pourquoi j’ai eu autant de mal à écrire
Les impunis. Quand on a vu des carnages à Kaboul ou à Bagdad, il n’est pas toujours évident d’organiser ses idées pour décrire la terreur psychique des survivants et l’impunité de certains régimes. Mon métier m’incitant également à frayer avec le diable, j’ai dîné avec bon nombre de tortionnaires éduqués – dont plusieurs fondamentalistes musulmans – qui ont fréquenté de grandes universités d’Europe ou d’Amérique. Et lorsqu’on passe du temps avec ces chefs de guerre et qu’ils s’épanchent sur leurs coups de coeur littéraires ou sur leurs souvenirs d’étudiants, on se rend compte qu’ils ne sont pas tellement différents de nous. C’est assez troublant…»
APPEL À TOUS
Épaulé par Malay, un Cambodgien qui a pu s’enfuir d’un camp de la mort polpotiste après avoir vu presque tous les membres de sa famille se faire assassiner, Olivier Weber ne perdra jamais de vue son objectif: remonter la piste des anciens Khmers rouges et montrer au monde entier que ces bouchers d’autrefois refusent toujours de jouer les seconds couteaux.
La meilleure preuve? Malgré les 12commandements révolutionnaires auxquels ils ont jadis prêté foi, Pailin est devenu le creuset des bordels et des salons de massage (Vis-à-vis des femmes rien d’inconvenant ne feras), des casinos (Aux jeux de hasard, jamais ne joueras) et des plus gros mensonges jamais proférés (Au peuple tu demanderas pardon si tu as commis quelque faute à son égard).
Reste à savoir si la publication de ce récit de voyage extrêmement touchant qui nous entraîne dans l’un des pays les plus minés du globe saura faire bouger les choses. «Je reste très modeste sur l’impact de ce texte, ajoute Olivier Weber. Mais il faut quand même que ça change. En 1999, j’ai écrit un livre sur l’esclavage des enfants au Soudan [ Les enfants esclaves] et, par la suite, l’ONU a fait plusieurs enquêtes.» Alors qui sait? Avec un peu de chance, ce livre tombera dans d’aussi bonnes mains.