Le Journal de Montreal - Weekend
UN MONDE QUI BOUSCULE
Les râleurs de 60 ans peuvent-ils changer ? Oui, quand des découvertes inattendues les obligent à ouvrir les yeux.
Tout au long des premiers chapitres de L’ irréparable, on se dit que le romancier Pierre Samson signe la version littéraire du film Testament de Denys Arcand, mais en plus lapidaire.
Eugène Rolland, son narrateur, a 60 ans et jette sur le monde qui l’entoure un regard acéré que les plus de 50 ans comprendront.
Ainsi, que de nouveaux mots pour énoncer des vérités éternelles ! Polyamour, c’est la « luxure » d’autrefois, et être fluide se disait plus crûment « être aux deux ». Et pourquoi Eugène, homosexuel assumé, devrait-il se renommer « queer » ?
Et puis l’inanité des échanges, notamment politiques, le désespère. Les auteurs et surtout autrices à la mode à l’université, où il est chargé de cours, lui font lever les yeux au ciel, tout comme ces salutations aux territoires non cédés.
Et qu’un étudiant lui lance du « sale Juif », qu’il n’est pas du tout, parce qu’il refuse de signer une pétition de boycottage de fabricants de chaussures israéliens, histoire de dénoncer le sort des Palestiniens, lui confirme l’aveuglement de la militance. Le « petit baveux qui lui a intimé l’ordre de signer » sait-il de quels peuples exploités vient le iPhone dont il ne peut se séparer ?
Les ultrariches passent aussi au hachoir. L’expertise d’Eugène, spécialiste en écrits anciens, servira lors d’un curieux séjour qu’il fera au « château » des Daveluy – pendant fictif du domaine de la famille Desmarais dans Charlevoix. Samson fait mouche en ridiculisant avec délectation les lieux et les personnages qui s’y trouvent.
CHANGEMENT DE CAP
Les bêtises de l’époque et ses contradictions sont donc épinglées de belle façon par l’auteur, avec un vocabulaire aussi rare que précis. Mais ce roman change de ton à mi-parcours.
Eugène apprend qu’il perd ses charges de cours au profit d’une jeune femme qu’il ne connaît pas. Son mécontentement est tel qu’il fouille Internet pour en savoir davantage et reste très intrigué par le peu qu’il trouve sur elle.
Sauf qu’il finit par la croiser, trouve qu’elle est sympathique. Mieux encore, elle l’admire ! Parallèlement, un charmant jeune homme le séduit, ce qui lui redonne la vitalité sexuelle d’autrefois. Alors Eugène s’adoucit jusqu’à s’amender – poussé à cet égard par un drame dont il s’estime responsable en raison des recherches qu’il a menées.
Cette progression est intellectuellement intéressante, car elle permet de faire état des zones grises qui font de nous des humains bien imparfaits.
Mais sur le plan littéraire, le changement qui se produit en Eugène est trop rapide. En deux rencontres et quelques semaines, l’intellectuel sans concessions du début du roman a disparu, transformé en jouisseur de la vie plutôt que son impitoyable critique. Était-il seulement à quelques sourires et quelques clics d’une mue aussi radicale ?
On goûte néanmoins avec plaisir les envolées de ce roman qui pourfend la superficialité.