Les colonnes du temple de l’humour
Les déboires financiers du Groupe Juste pour rire (JPR) ont causé une onde de choc, principalement parce que tous les acteurs de l’industrie sur lesquels repose le foisonnement du groupe ont appris dans les médias qu’ils perdaient emploi, contrat, spectacle. Pour eux, c’est une bombe, et même si des indices annonçaient le naufrage, la nouvelle saisit. JPR se place à l’abri de ses créanciers, licencie 70 % de ses effectifs, annule son festival prévu cet été et dans la foulée, laisse tomber les spectacles dont il devait se faire le producteur. Les colonnes du temple de l’humour s’écrasent, créant un fracas pas drôle du tout. Mais le Groupe JPR est-il vraiment représentatif des défis, bien réels, auxquels font face tous les festivals au Québec ?
Le professeur François Colbert, une éminence qui réfléchit depuis des décennies à des enjeux liant fiscalité et culture, a écrit un texte percutant la semaine dernière dans lequel il pose de pertinentes questions. Celles-ci méritent une attention légitime. Comment diable un festival à but non lucratif adossé à une multinationale peut-il faire faillite ? demande-t-il d’abord. Et comment se fait-il qu’une entreprise à but lucratif multimilliardaire puisse posséder une entreprise sans but lucratif ? se questionne-t-il ensuite. La structure financière du Groupe JPR permettait en effet que son volet OBNL puisse être demandeur et prestataire de subventions, tandis que sa portion lucrative demeurait bénéficiaire d’activités garantissant des revenus. Depuis 2018, JPR est propriété à 49 % de l’américaine Creative Artists Agency (CAA) et à 51 % de Bell Média et du Groupe CH. D’autres festivals, comme le Festival international de jazz de Montréal, les Francos et Osheaga, présentent un modèle plutôt semblable.
Cette double structure, avalisée par les gouvernements, est-elle en partie responsable de la déconvenue à laquelle on assiste ? En tout cas, à la faveur de cette déroute spectaculaire, ce modèle d’affaires mérite sans doute d’être réévalué, car il demeure difficile de comprendre l’extrême vulnérabilité d’un groupe aux propriétaires opulents.
Mais JPR reste une anomalie dans le paysage pour d’autres raisons, à commencer peut-être par l’extrême mauvaise décision qui fut un jour prise par le magnat de l’humour déchu Gilbert Rozon d’octroyer à un archiviste un contrat à vie, dont les termes furent brisés en 2019 lorsqu’il fut congédié. L’homme, à qui la cour a donné raison lorsqu’il a contesté son renvoi abusif, s’est inquiété en février dernier de ne pas recevoir promptement les 850 000 $ que JPR lui devait. Il a donc pris une hypothèque légale sur l’immeuble abritant le siège social de JPR, qui fut saisi le 27 février dernier. On voudrait inventer ce scénario digne d’une mauvaise blague qu’on ne le pourrait pas.
JPR a invoqué les secousses causées coup sur coup par la pandémie et la poussée inflationniste pour expliquer sa chute. C’est un courant contraire auquel font face tous les festivals et plus largement, l’industrie des arts de la scène au Québec. Mais tous n’ont pas eu à composer en plus avec la descente aux enfers de leur dirigeant fondateur, comme Gilbert Rozon, dont les allégations d’inconduites sexuelles — non confirmées par les tribunaux — ont précipité la chute. On ne se remet pas aisément d’une telle débâcle, qui laisse indubitablement des traces dans la conduite des affaires.
L’affaire JPR a beau être unique en son genre pour de multiples raisons structurelles et circonstancielles, il n’en demeure pas moins que les festivals souffrent d’une vulnérabilité financière qui n’a rien de fictif. Cela tranche douloureusement avec la réputation enviable que certaines villes se sont forgée précisément en raison de la vitalité et de la qualité culturelle que ces festivals traînent dans leur sillon. Le Regroupement des événements majeurs internationaux a raison de continuer à militer pour que soit maintenu un soutien public digne de l’attachement porté par la population aux festivals. De même, pour maintenir en vie les volets gratuits de certains festivals, il serait peut-être temps d’envisager d’autres modes de financement, en faisant contribuer promoteurs immobiliers et commerçants profitant de la manne associée à la marque et à l’achalandage.
Juste pour rire renaîtra-t-il de ses cendres ? Déjà, un bonze de l’industrie de l’humour, le Suisse Grégoire Furrer, se propose pour rescaper une portion du festival dès cet été en allongeant et déplaçant son événement Exclam, histoire de ne pas « laisser passer un été sans événement d’humour à Montréal ». Il est vrai que rebâtir un festival de toutes pièces n’est pas une mince affaire. Mais qu’on se rassure quand même quant au tonus de l’industrie de l’humour, qui doit peut-être beaucoup aux efforts passés de JPR et son génie créateur, mais qui réussit désormais bellement à se déployer de manière autonome complètement en dehors du giron du Groupe. Les colonnes du temple de l’humour sont affaissées, mais l’industrie du rire, elle, qui occupe l’avant-scène du monde des spectacles culturels au Québec, se tient fièrement debout.