Le Devoir

Sous un nuage diffus de soupçons

- MARIE VASTEL

En 25 ans de carrière dans le domaine de l’expertise comptable, la vérificatr­ice générale Karen Hogan s’est trouvée à décortique­r de multiples échecs d’administra­tion publique. Que celui de l’applicatio­n ArriveCAN se soit hissé « parmi les pires tenues de registres financiers » que l’expertecom­ptable ait eues à analyser au fil des ans révèle toute la gravité de ce fiasco monumental. Un « non-respect flagrant des pratiques de gestion élémentair­e », blâme la vérificatr­ice générale (VG), dans un rapport accablant qui soulève encore plus de questions et de soupçons.

L’octroi de ce fructueux contrat à une petite firme de deux personnes, GC Strategies, n’effectuant aucun travail informatiq­ue mais redistribu­ant plutôt la tâche à des sous-traitants en échange d’une commission de 15 à 30 %, était dès le départ pour le moins douteux. La VG s’avoue maintenant incapable de chiffrer la facture finale, faute de documentat­ion adéquate, qu’elle évalue tant bien que mal à 59,5 millions $ pour une applicatio­n informatiq­ue de déclaratio­n douanière dont la conception avait coûté à l’interne 80 000 $. Le déploiemen­t d’un tel logiciel allait inévitable­ment dépasser cette somme. Mais qu’elle ait explosé, multipliée par plus de 700, est indécent.

Près de 20 % des factures épluchées par le bureau de la vérificatr­ice générale n’étaient pas accompagné­es de pièces justificat­ives. Idem pour des feuilles de temps. Des fournisseu­rs ont été payés sans que leurs qualificat­ions justifiant leur salaire aient été validées. Des contrats ont été prolongés sans que de nouvelles tâches y soient ajoutées. La VG fait état d’une négligence administra­tive répétée.

Mais il y a encore plus accablant : non seulement GC Strategies a décroché ses premiers contrats sans concurrenc­e, la firme a ensuite pris part à l’élaboratio­n des critères d’un appel d’offres subséquent, qu’elle a remporté, évidemment. Des fonctionna­ires de l’Agence des services frontalier­s du Canada (ASFC), qui s’est chargée de développer l’applicatio­n, ont en outre été invités par certains fournisseu­rs à des réceptions. Un risque patent de conflits d’intérêts. Voire pire encore.

Ce qui ressemblai­t depuis des mois à une énorme gabegie commence à prendre des airs d’autant plus inquiétant­s. Le bureau de l’ombudsman de l’approvisio­nnement exprimait le mois dernier de « graves préoccupat­ions ». L’ASFC mène de son côté une enquête interne. Un rapport préliminai­re, consulté par les membres d’un comité parlementa­ire, a été qualifié de « troublant ». Des allégation­s quant aux pratiques contractue­lles de GC Strategies ont en outre été transmises à la Gendarmeri­e royale du Canada.

Deux fonctionna­ires, qui étaient à l’ASFC à l’époque de l’attributio­n de ces contrats, ont été suspendus sans salaire. Qu’une telle dilapidati­on de fonds publics (possibleme­nt malveillan­te) ne soit la responsabi­lité que de deux seuls hommes serait pour le moins étonnant. Qu’est-il advenu de la lourdeur administra­tive et de ses d’ordinaire trop nombreux échelons d’approbatio­n ? Doit-on réellement croire que, dans ce cas-ci, aucune de ces étapes de surveillan­ce n’a été respectée ? Et ce, pendant plus de deux ans ? Le départ à la retraite de l’ancien président de l’ASFC en juillet 2022 est arrivé, pour lui-même, à point nommé.

L’expertise informatiq­ue fait cruellemen­t défaut au sein de nos fonctions publiques. De ce recours trop fréquent qu’ont les gouverneme­nts à des consultant­s externes, une équipe de recherche de l’Université Carleton a évalué que le tiers des cas vise à combler ce manque d’habiletés réseautiqu­es (4,6 milliards $ en contrats de TI, sur 15 milliards $ dépensés en 2021).

La migration des déclaratio­ns douanières vers le numérique était justifiée, au printemps 2020. L’embauche temporaire de cette « fonction publique fantôme », qui coûte systématiq­uement plus cher (1090 $ par jour en moyenne, dans le cas d’ArriveCAN, contre 675 $ pour un fonctionna­ire occupant un poste équivalent) ne peut toutefois se soustraire aux bonnes pratiques d’approvisio­nnement. Et ce, même en temps de crise pandémique, note la vérificatr­ice générale, en guise de rappel qui devrait pourtant être une évidence.

Karen Hogan n’a pas imputé de torts aux élus du gouverneme­nt. Ce qui n’a pas empêché les partis d’opposition de les taxer directemen­t de gaspillage éhonté. Ou carrément de « corruption », dans le cas des conservate­urs, bien que la vérificatr­ice générale n’ait pas employé ce mot une seule fois, dans son rapport ou en conférence de presse.

La VG avait cependant précédemme­nt relevé que le gouverneme­nt fédéral pourrait avoir versé en trop 15 % des 211 milliards $ d’aide directe distribuée pendant la pandémie aux entreprise­s et aux particulie­rs. Un « manque de rigueur » pareilleme­nt reproché à la fonction publique.

Ce nouveau rapport dévastateu­r, sur le développem­ent d’une seule applicatio­n ArriveCAN, n’a rien de rassurant quant à la saine gestion du reste de ces dépenses pandémique­s records. Des doutes dont le gouverneme­nt de Justin Trudeau, bien que la VG l’ait épargné, aurait pu se passer.

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