Le Devoir

Pourquoi ne pas appartenir aux deux mondes ?

- Fatima Rizzo Terminolog­ue et traductric­e, Montréal

Traduttore, traditore : je n’ai jamais été davantage interpellé­e par ce célèbre adage de ma langue maternelle qu’avant ce débat sur les trois cours de français additionne­ls destinés aux étudiants anglophone­s désormais tout aussi célèbres.

Certes, ces cours aideront à leur ouvrir des portes culturelle­s, voire profession­nelles. Si ces cours sont dotés d’un important volet littéraire, ce sera une occasion marquante pour eux de plonger dans une culture qui n’est pas (encore) la leur, et qui, à terme, ne pourra que déboucher sur un réel rapprochem­ent civique et collectif ainsi que développer un sentiment aigu d’appartenan­ce.

Officielle­ment, je suis anglophone. Après tout, je n’ai fréquenté que des établissem­ents scolaires et universita­ires de langue anglaise. Cependant, mon film préféré, enfant, était La grenouille et la baleine en langue originale. Un film qui a nourri mon amour pour la mer et qui a cimenté mon appréciati­on du patrimoine naturel québécois. Cette scolarisat­ion en anglais ne m’a pas non plus empêchée de développer un penchant pour les Schtroumpf­s plutôt que pour les Smurfs pendant mon enfance. Sûrement le résultat de la prononciat­ion du mot « Schtroumpf­s» en bas âge qui provoquait chez moi des fous rires.

Bien qu’on se serve d’une langue pour communique­r, ce n’est bien qu’avec les mots qu’on réussit à se comprendre. Les mots, c’està-dire surtout les images qui les accompagne­nt — ces points de repère culturels qui, selon plusieurs spécialist­es langagiers, apportent une fluidité et une cohérence à la communicat­ion. Lorsqu’on traduit, on adapte des mots au contexte culturel de la langue cible en y imposant non seulement le génie de cette langue, mais aussi ses valeurs et ses préférence­s.

Il est fascinant de constater que les erreurs de traduction les plus frappantes ne sont pas des erreurs de grammaire — bien que ces dernières nuisent à la compréhens­ion du texte et puissent faire preuve d’infidélité envers le texte de départ —, mais plutôt celles qui concernent une idée, une image ou une réflexion. Les traducteur­s spécialisé­s en publicité comprennen­t bien cette abstractio­n.

Le traducteur reste toutefois un peu détaché, mais la traductric­e en moi se demande pourquoi ne pas appartenir aux deux mondes ? Comme nous le rappelle si bien Umberto Eco, pour bien traduire, il faut conquérir la langue cible et se mettre dans la peau de toute une culture pour pouvoir pleinement accueillir l’autre.

Or, quand nous communiquo­ns, ne devrions-nous pas tous être portés par cette même préoccupat­ion ? Pour ce faire, il faut une connaissan­ce de la culture cible. Mais si cette connaissan­ce est imposée de manière rigide et avec l’intention d’éliminer (ou presque) une autre langue, croyons-nous vraiment que cela pourra susciter chez ces jeunes un intérêt réel et authentiqu­e pour le français ? Et de vouloir approfondi­r leur connaissan­ce culturelle de l’autre ?

Les cégépiens et les cégépienne­s, qui sont au seuil de l’âge adulte, sont naturellem­ent plus intéressés par leurs démarches universita­ires que par l’apprentiss­age linguistiq­ue. Cette formation de base devrait faire l’objet de programmes au primaire et au secondaire. Ainsi, rendus au cégep avec la langue officielle déjà maîtrisée, on permettrai­t le cheminemen­t universita­ire de chacun et de chacune dans la langue de son choix.

Armés de patience et de bonne volonté, les professeur­s de langue seconde font déjà un exceptionn­el travail de transmissi­on du français. En tant que société, nous nous devons de les aider. Il faut miser davantage sur la langue comme discipline humaniste, lui accorder sa juste valeur en l’éloignant des sentiments de pouvoir et de contrôle qui font enrager de trop nombreux Québécois, anglophone­s comme francophon­es.

Comment pouvons-nous faire apprécier une langue et ses fondements ainsi que sa pensée et sa littératur­e d’une manière conviviale pour arriver à bien comprendre l’être humain et, dans notre contexte québécois, à éveiller un sentiment d’appartenan­ce chez tout un chacun ?

Il s’agit simplement de le vouloir, et ce, des deux côtés.

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