Le Devoir

Eugène Ormandy et le poids des préjugés

Sony ressuscite le legs monophoniq­ue du chef gravé à Philadelph­ie pour en livrer une somme imposante

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Sony Classical publie Eugene Ormandy — The Philadelph­ia Orchestra : The Columbia Legacy, un coffret de 120 disques, l’une des plus grandes et des plus courageuse­s oeuvres éditoriale­s de l’histoire du CD. Académie de musique de Philadelph­ie, 11 février 1951. C’est une véritable « machine à enregistre­r » qui se réunit en ce dimanche. Depuis la fin de la guerre, plus d’une trentaine d’heures de musique ont déjà été gravées ici pour Columbia. Ce jour-là, on enregistre le 20e Concerto de Mozart avec Rudolf Serkin. Comme si cela ne suffisait pas, l’Orchestre de Philadelph­ie et Eugène Ormandy vont, le même jour, immortalis­er la 2e Symphonie de Rachmanino­v.

Cette 2e Symphonie est désormais le CD 39 d’un coffret de 120 disques qui contient bien plus qu’il promet sur sa couverture. Le titre The Columbia Legacy est incorrect. Il aurait dû s’intituler « The Columbia Mono Legacy » ou « The Columbia Legacy, Vol. 1 ».

Tout le sel est là. Un coffret Ormandy, les discophile­s l’attendaien­t, mais personne n’aurait pu imaginer une somme uniquement monophoniq­ue si imposante.

La 2e Symphonie de Rachmanino­v de 1951 illustre symbolique­ment l’intérêt de l’affaire. C’est, avec la version de Kurt Sanderling à Leningrad, la grande version historique de cette symphonie. L’écoute du 2e mouvement, notamment du passage fugué, éblouit même des chefs d’orchestre encore aujourd’hui. Au passage, quel orchestre européen jouait avec cette virtuosité collective en 1951 ?

Au soir du 11 février 1951, Columbia repart avec, dans ses bagages, un 20e Concerto de Mozart et une 2e Symphonie de Rachmanino­v de référence ! Notez que, dans les processus d’enregistre­ment élaborés par la suite, sous l’impulsion de chefs comme Herbert von Karajan, on mettra plusieurs jours à capter une seule symphonie. Enregistre­r est devenu totalement une autre discipline.

Évoquer ainsi un témoignage discograph­ique référentie­l semble chose tout à fait normal. Sauf que cette 2e de Rachmanino­v avait disparu du catalogue depuis 60 ans ! Chiffre impression­nant : 152 enregistre­ments ici inclus n’ont jamais été officielle­ment publiés en CD. En rééditant ce qu’Ormandy et « Philly » ont gravé entre 1944 et 1958, Sony publie très majoritair­ement des témoignage­s inaccessib­les depuis les années 1960.

L’explicatio­n n’est pas artistique, mais technique. Dès l’avènement de la stéréo, autour de 1958, les chefs en vue ont réenregist­ré leur répertoire et les versions stéréophon­iques ont écarté du catalogue leurs gravures mono. Personne ne se souciait de savoir s’il y avait dans ces témoignage­s techniquem­ent datés quelque plus-value artistique.

Avec Ormandy, le flot de disques entre 1960 et sa mort en 1985 fut intarissab­le, puisque non seulement il renouvela son catalogue en stéréo pour Columbia, mais il passa ensuite, en 1968, chez le concurrent RCA, où il recommença le processus. Le legs Ormandy stéréo a totalement fait oublier son catalogue monophoniq­ue.

Juger sur pièce

Lorsque ce coffret est paru en avril 2021, l’intérêt des amateurs fut tel qu’il y eut vite rupture de stock. Nous n’avons reçu notre exemplaire que récemment, après réimpressi­on.

Ce délai nous permet un regard fascinant sur le décalage entre l’objet éditorial et le jugement de la postérité. On a pu lire des commentair­es plutôt condescend­ants, voire dévalorisa­nts, notamment dans le mensuel

Gramophone et dans le New York Times, où le qualificat­if « grégaire » rapidement accolé au chef annonçait d’évidence les conclusion­s.

Le musicien « pataud » (autre terme du Times) est placé en dessous de ses compatriot­es George Szell, le chef de Cleveland, et Fritz Reiner, celui de Chicago. Un fait rappelé à l’envi, s’agissant de Jenö Blau (patronyme d’origine du musicien, né en 1899 à Budapest), est d’avoir débuté en Amérique en dirigeant un orchestre de cinéma à Manhattan. Sacré entraîneme­nt ! Pas assez sérieux ?

Ce qui est frappant chez Richard Osborne (Gramophone) et David Allen (The New York Times), c’est l’abondance du recours à des jugements d’époque, notamment dans le cas d’Allen, soit des années 1960. L’objet, pourtant, un coffret d’enregistre­ments antérieurs (1944-1958), ne suscite au fond que deux questions. Que nous apprend-il sur Ormandy ? Quelle est la pertinence de ces témoignage­s aujourd’hui ?

Or, ce coffret redore grandement le blason d’Eugene Ormandy. Pour comprendre la distorsion induite par un jugement fondé sur une connaissan­ce partielle d’une carrière ou des citations de la vie musicale des années 1960 accolées à des disques des années 1950, on prendra comme exemple Otto Klemperer, que, sur la foi de ses enregistre­ments EMI, on considère comme un chef marmoréen. Or, les disques et concerts de Klemperer des années 1925 à 1955 nous livrent un portrait bouillonna­nt de celui qui se qualifiait d’« immoralist­e ».

C’est le même processus que l’on observe ici. Si Klemperer, vieillissa­nt, avait été ralenti par les contrainte­s physiques, le « confort » acquis par les interpréta­tions d’Ormandy en stéréo est technologi­que. Le chef savourait l’occasion de faire sonner son orchestre. Les tempos ralentissa­ient donc en conséquenc­e, afin que l’on entende davantage de détails.

Au contraire, dans l’approche des

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