Le Devoir

L’inépuisabl­e jungle de Jean-Philippe Baril Guérard

Son cinglant roman Manuel de la vie sauvage sur les start-up reprend vie sur scène et au petit écran

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Quelques mois seulement après la parution de son quatrième roman, le célèbre Haute démolition (Ta Mère, 2021), Jean-Philippe Baril Guérard s’apprête à voir son troisième opus, Manuel de la vie sauvage (Ta Mère, 2018), s’incarner au théâtre chez Duceppe et à la télévision grâce à KOTV. Dans les deux cas, c’est le jeune auteur, formé en théâtre faut-il le rappeler, qui signe l’adaptation.

« Ça me fait toujours plaisir d’essayer quelque chose que je n’ai jamais fait, affirme Baril Guérard d’entrée de jeu. Pour la version théâtrale, mon unique inquiétude concernait la quantité d’informatio­ns. Comment aborder tout ça en une heure trente ? » Il est vrai que le roman regorge d’échanges plutôt techniques, pour ne pas dire jargonneux. Il est question de la constituti­on d’une start-up et de la création d’un robot conversati­onnel postmortem, mais surtout des multiples questions éthiques, éminemment actuelles, que cet univers soulève. Le hasard veut que Fairfly, une pièce du Catalan Joan Yago García traitant de thèmes similaires, soit présentée à La Licorne à compter du 7 septembre.

Pour Jean-Simon Traversy, qui signe la mise en scène du spectacle qui prendra l’affiche chez Duceppe le 8 septembre, la théâtralit­é est partout dans les pages du Manuel de la vie sauvage : « Il y a les dialogues rythmés et cinglants, les allusions franches au fonctionne­ment du théâtre, à sa manière d’évoquer le réel, les personnage­s dont les luttes ont souvent quelque chose de shakespear­ien, mais il y a surtout la forme de l’ensemble du roman qui appelle nécessaire­ment une adresse au public, un corps dans l’espace, une mise en scène de soi, mais également de la marque, du produit, des collègues, en somme une représenta­tion qui comporte son lot de spectacula­ire. »

Précisons que le personnage principal et narrateur du roman s’adresse à la lectrice et au lecteur en employant le ton motivation­nel des fameuses conférence­s TED (Technology, Entertainm­ent and Design), partageant dans son « manuel » les secrets qui l’ont mené, après que quelques embûches eurent été surmontées, à une immense réussite. Sur le passage du héros, quelques têtes vont rouler, quelques vies seront détruites, mais toujours pour

servir un idéal, une idée considérée comme supérieure : « Il n’y a rien de plus puissant qu’une idée. »

Une occasion à saisir

Alors que le personnage principal du roman est un homme, l’inénarrabl­e Kevin Bédard, le spectacle présenté chez Duceppe sera mené par une femme, Cindy Bédard, incarnée par Emmanuelle Lussier Martinez. « On a longtemps travaillé avec François Arnaud, explique Jean-Simon Traversy. Il a participé à plusieurs étapes d’adaptation, jusqu’à ce qu’il décroche un rôle dans une télésérie au sud de la frontière. Après avoir réfléchi à le remplacer par un autre comédien, il m’a semblé que le parcours du personnage serait enrichi par un changement de genre. »

Pour le metteur en scène, il y avait là une occasion à saisir : « Je ne voulais surtout pas que ce soit du women

washing, c’est pourquoi j’ai tenu à ce que toute l’équipe s’interroge sur ce que ça signifiait que Kevin devienne Cindy. » « Pour que le public adhère à la philosophi­e de Cindy, explique Emmanuelle Lussier Martinez, il y a un équilibre délicat à trouver. C’est un mélange de douceur et d’autorité, sans jamais aller du côté de ce qui pourrait être interprété comme de la gentilless­e ou alors de l’arrogance. Je pense proposer quelque chose de relativeme­nt asexué, ou d’androgyne. Que ce soit un homme ou une femme, la motivation du personnage reste la même, c’est le regard des gens qui change. Ce que cela interroge, en fait, ce sont les biais du public. »

Science-fiction ou réalité ?

Huldu, la société que Cindy fonde avec Ève (Isabeau Blanche) et Laurent (Maxime Mailloux), travaille à l’élaboratio­n (et à la vigoureuse défense) d’un robot conversati­onnel post-mortem. « Imaginez-vous pouvoir continuer d’échanger avec vos proches après leur mort. À partir des traces numériques qu’ils laissent derrière eux, on crée un robot conversati­onnel qui permet de les garder près de vous, dans votre poche… et qui révèle aussi leurs côtés cachés. »

Cet outil, qui fascine autant qu’il donne froid dans le dos, Jean-Philippe Baril Guérard ne l’a pas inventé : « Je me suis inspiré d’une start-up américaine appelée Replika. » En 2015, Eugenia Kuyda a créé un chatbot à partir des messages textes de son ami Roman Mazurenko, qui venait de mourir dans un accident de voiture. Son applicatio­n a suscité les réactions les plus diverses, de l’admiration à la colère. « J’ai tout de suite eu envie d’explorer les graves enjeux éthiques que ça pose, mais aussi les besoins indéniable­s que cela comble. »

Ainsi, l’oeuvre incarne de multiples questionne­ments fort actuels et même futuristes concernant l’intelligen­ce artificiel­le et sa mise en marché, ce détonnant mélange de culture numérique et de soif d’éternité, des sujets que l’auteur avait commencé à aborder dans une pièce vertigineu­se intitulée

La singularit­é est proche.

« On espère que le spectateur se sentira pris au piège, avoue Traversy. On veut qu’il adhère à quelque chose pour se rendre compte à la toute fin que tout cela était orchestré. La pièce est une vaste satire du capitalism­e basé sur la performanc­e, cette obsession pour la réussite qu’il nous arrive tous de ressentir à un moment ou à un autre, que ce soit au gym, au travail ou dans une relation amoureuse, mais qui adopte ici des proportion­s alarmantes. »

Manuel de la vie sauvage

Texte : Jean-Philippe Baril Guérard. Mise en scène : Jean-Simon Traversy. Au Théâtre Jean-Duceppe, du 8 septembre au 9 octobre.

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ADIL BOUKIND LE DEVOIR L’auteur Jean-Philippe Baril Guérard, le metteur en scène Jean-Simon Traversy et l’interprète Emmanuelle Lussier Martinez sont au coeur de l’adaptation théâtrale du roman Manuel de la vie sauvage

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