Kéré, ou « être affamé » à Madagascar. Un texte de Maïka Sondarjee |
Selon l’ONU, en l’absence de crise politique majeure ou de conflit armé, il s’agirait de la première famine due uniquement aux changements climatiques
Maïka Sondarjee est professeure à l’École de développement international et mondialisation de l’Université d’Ottawa. Son premier essai, Perdre le Sud. Décoloniser la solidarité internationale, était finaliste pour le Prix des libraires du Québec 2021.
L’ONU estime que la faim pourrait toucher un demi-million d’enfants malgaches de moins de cinq ans cet automne. Il y a quelques semaines, plus de 14 000 personnes avaient déjà atteint le niveau 5 de famine, soit une malnutrition aiguë et des risques de mortalité. Selon l’ONU, en l’absence de crise politique majeure ou de conflit armé, il s’agirait de la première famine due uniquement aux changements climatiques.
L’enseignant-chercheur à l’Université de Tuléar Mahatante Paubert explique au journal Le Monde que le sudouest de Madagascar se dessèche déjà depuis 3000 à 4000 ans. La première période de sécheresse majeure daterait de 1895 et il y en aurait eu 16 depuis. L’expert est d’accord avec l’idée que le réchauffement climatique accélère cette tendance en augmentant le nombre de sécheresses et de feux de forêt, et en bouleversant les cycles climatiques.
Le fait que l’ONU la qualifie de première famine due uniquement à la crise climatique frappe tout de même l’imaginaire. J’ajouterais que beaucoup d’autres famines, comme celles des dernières années en Somalie, au Soudan du Sud ou en République démocratique du Congo, sont aussi aggravées par le réchauffement planétaire.
Ceux qui ont semé le vent ne récoltent pas la tempête
Bien que les sécheresses et les feux de forêt soient de plus en plus fréquents, y compris au Canada et aux ÉtatsUnis, ceux-ci ne mènent pas toujours à des famines. Lorsque la Somalie était aux prises avec des vagues de chaleur extrême en 2017, des centaines de personnes périssaient des suites de la faim et de la diarrhée causée par l’eau stagnante. Au même moment, la Californie vivait l’une des pires sécheresses de son histoire : des incendies ont consumé des millions d’arbres et des dizaines de personnes ont été hospitalisées en raison de la chaleur. Or, personne n’est mort de la faim en Californie.
Ainsi, la sécheresse seule ne provoque pas la famine. Elle le fait si, et seulement si, elle est accompagnée de pauvreté, d’insécurité politique et/ou d’un manque d’infrastructures.
Il est notamment intéressant de noter que, lors de la sécheresse de 2017, des compagnies basées en Californie continuaient de produire environ 80 % des amandes consommées mondialement, alors que la production d’une seule noix nécessite près de quatre litres d’eau.
Tandis que les premiers responsables de la surconsommation de ressources et du réchauffement climatique se trouvent en Occident, les populations occidentales ne sont pas les premières à en subir les contrecoups. Depuis la fin des années 1960, l’empreinte écologique par personne en Europe et en Amérique du Nord dépasse largement la biocapacité de la planète Terre. Aux États-Unis, une personne consomme en moyenne 8,4 hectares globaux (hag) et au Canada, 8 hag, alors que les Malgaches consomment environ 1 hag seulement par personne. Pourtant, ce sont eux qui subissent les contrecoups des désastres environnementaux, de la pollution atmosphérique, des migrations climatiques et des famines.
Alors que la Chine et l’Inde se trouvent aujourd’hui en haut du palmarès des producteurs de dioxyde de carbone (avec les États-Unis), leur empreinte carbone est notamment basée sur des industries qui fabriquent localement des produits destinés exclusivement à l’exportation vers des pays occidentaux. Donc, malgré le fait que les pays les plus industrialisés ont historiquement eu la consommation énergétique la plus élevée, la crise climatique se fait le plus sentir dans des pays à revenus faibles, comme Madagascar. Dans les mots du philosophe allemand Stephen Lessenich, nous « externalisons » les effets environnementaux de notre consommation énergétique sur d’autres populations.
Des Malgaches se mobilisent
La population de la Grande Île n’ignore pas ces multiples causes de la famine. C’est ce qu’on apprend en écoutant le documentaire Aza Kivy, projeté jeudi dernier dans le cadre du Cinéma sous les étoiles au parc Molson à Montréal. Le film de Lova Nantenaina raconte la lutte citoyenne de Malgaches du sudouest du pays contre le projet minier australien Base Toliara, qui prévoyait l’an dernier de détruire une bonne partie de la plage sacrée d’Andaboy et de déplacer 8000 habitants locaux.
Le pêcheur Edmond, par exemple, comprend que la surexploitation des ressources et la « cupidité » des compagnies minières sont néfastes pour l’équilibre de la nature. Les Malgaches mis en avant dans le documentaire parlent de justice intergénérationnelle et environnementale. Ils disent ne pas être « contre le développement », mais contre un type de développement réalisé par la déforestation pour la production minière.
Parce qu’ils s’inquiètent pour les générations futures, Edmond, sa famille et d’autres pêcheurs se sont battus pour empêcher le projet de voir le jour. Ça a d’abord fonctionné. La compagnie a fait ses valises en 2019 face à la grogne populaire. Toutefois, la Base Toliara a depuis été reprise par une autre société, qui entend poursuivre l’exploitation minière.
De plus, si le tavy, une forme de culture traditionnelle par brûlis, est à l’origine de la disparition de certaines forêts dans le sud-ouest de l’île, la disparition d’une grande partie de celles-ci, notamment autour de Manjakandriana, est historiquement due à l’exploitation industrielle du bois au début du XXe siècle.
La déforestation, qui a contribué à l’augmentation de la sécheresse, est donc liée aux changements climatiques et aux feux de forêt, mais aussi à l’exploitation du territoire. La famine actuelle à Madagascar est ainsi créée par l’humain de deux manières : par le réchauffement climatique, mais aussi par la destruction des ressources naturelles. Edmond critique également les grands chalutiers chinois qui raclent le fond des mers et l’empêchent de bien vivre de la pêche de subsistance.
Le programme alimentaire mondial dit avoir besoin de 78,6 millions de dollars pour fournir de l’aide humanitaire d’urgence à Madagascar. La communauté internationale promettait aussi par l’Accord de Paris de fournir 100 milliards de dollars pour lutter contre les changements climatiques. Bien que ces montants ne soient toujours pas atteints, nous commençons au moins à comprendre qu’il ne suffira pas d’envoyer des avions de nourriture pour lutter contre le kéré.