Le Devoir

La contributi­on de Naïm Kattan à l’histoire intellectu­elle du Québec

- LITTÉRATUR­E Jean-Philippe Croteau Professeur à l’Université de Tokyo des études étrangères et auteur d’un mémoire de maîtrise intitulé Les relations entre les Juifs de langue française et les Canadiens français selon le Bulletin du Cercle juif (1954-1968)

La disparitio­n de Naïm Kattan au début du mois de juillet vient nous rappeler l’héritage intellectu­el d’un homme qui continue à être largement sous-estimé et fort peu connu. Plusieurs auteurs ont salué avec raison la contributi­on de l’homme de lettres et du diplomate culturel que fut Naïm Kattan. J’aimerais surtout intervenir pour souligner son apport intellectu­el au nationalis­me québécois.

Juif irakien arabophone, Naïm Kattan adopta la culture française sur les bancs de l’Alliance israélite universell­e qui l’imprégna de l’esprit des Lumières, de la Modernité et des valeurs universali­stes françaises. Or, lors de son arrivée à Montréal, en 1949, il constata avec stupéfacti­on que la culture française sur les bords du Saint-Laurent, loin d’être un universali­sme, se confinait à un groupe ethnique qui la protégeait jalousemen­t au sein de ses institutio­ns confession­nelles, ce qui avait pour conséquenc­e, selon Kattan, de tenir à l’écart les non-catholique­s francophon­es et francophil­es de la vie française auxquels ils souhaitaie­nt participer.

Dès la fondation par le Congrès juif canadien du Bulletin du Cercle juif, Naïm Kattan s’attela à la tâche à titre de directeur de cette revue mensuelle pour remettre en question les principes traditiona­listes de la Survivance, chers aux nationalis­tes canadiens-français, de la « foi, gardienne de la langue », et de la « langue, gardienne de la foi ». Pour lui, c’était un non-sens que d’associer une langue à une religion. Cela contredisa­it même les objectifs de la Survivance puisqu’il privait le Canada français d’une vitalité extraordin­aire en excluant la participat­ion des Juifs, des protestant­s et des immigrants francophon­es, mais aussi des anglophone­s francophil­es, à son espace culturel. Les Canadiens français manquaient une chance historique extraordin­aire de répandre à travers le pays, voire le continent, les valeurs humanistes et universell­es de la civilisati­on française et d’en faire une force de progrès. Pour assumer le caractère universel de leur civilisati­on, il fallait que les Canadiens français acceptent de décloisonn­er la culture française de l’appartenan­ce religieuse.

Naïm Kattan ne faisait pas cavalier seul. Il arriva au Québec à point nommé au moment où de nombreux intellectu­els canadiens-français remettaien­t en question les rapports entre culture et religion et faisaient la promotion d’un nationalis­me renouvelé et progressis­te. Le Cercle juif de langue française accueillai­t des conférenci­ers qui étaient en symbiose avec la pensée de Naïm Kattan (et vice-versa) tels André Laurendeau, Jean Éthier-Blais, Jean-Marc Léger, René Lévesque, Judith Jasmin et plusieurs autres. La plupart des participan­ts du Cercle juif de langue française partageaie­nt l’idée que la nation canadienne-française — puis québécoise — devait se fonder d’abord sur la culture et la langue plutôt que la religion pour pouvoir s’ouvrir à ceux appartenan­t à d’autres horizons culturels et religieux et assurer ainsi le devenir de cette nation française en Amérique.

Caractère politique malgré tout

Si l’évolution d’un nationalis­me émancipé de ses attaches religieuse­s pouvait rejoindre les espérances de Naïm Kattan, son caractère de plus en plus politique l’inquiétait surtout à partir des années 1960. Il sentait que le nationalis­me québécois, qui s’appuyait sur l’État provincial pour corriger les injustices politiques les plus flagrantes envers les Canadiens français, réduire les inégalités économique­s de ceux-ci avec la minorité anglophone et affirmer le français comme la langue officielle, excluait de son projet national les non-francophon­es et les immigrants francophon­es — ou du moins ne cherchait pas à les intégrer. De plus, en réaction à l’émergence de ce nationalis­me revendicat­eur, le Congrès juif canadien réclamait que le Bulletin du Cercle juif soutienne ses prises de position pour la défense des principes des droits individuel­s, du multicultu­ralisme et du bilinguism­e institutio­nnel. Des principes qui risquaient fort peu de rallier la majorité francophon­e et cela, Naïm Kattan en était bien conscient. Se sentant sans doute pris entre le marteau et l’enclume, il quitte, en 1968, la direction du Bulletin du Cercle juif pour la direction du Service des lettres et de l’édition du Conseil des arts du Canada. Le Bulletin du Cercle juif n’y survivra pas.

Un riche héritage culturel

Aujourd’hui, alors que Naïm Kattan nous a quittés, que reste-t-il de son héritage intellectu­el ? Naïm Kattan fait partie de ceux qui, dans l’aprèsguerr­e, ont remis en question les rapports entre langue et foi au sein de l’identité nationale canadienne-française et ont fait la critique des frontières confession­nelles rigides au sein du système scolaire francophon­e qui empêchaien­t l’intégratio­n des francophon­es et francophil­es non catholique­s. On peut aussi voir dans son discours un caractère avant-gardiste, peut-être même visionnair­e, puisqu’il souhaitait que la majorité francophon­e fasse partager son patrimoine culturel et linguistiq­ue à tous les habitants du Québec indépendam­ment de leur origine culturelle et religieuse. Enfin, c’est toute une conception de l’intellectu­el du dialogue intercultu­rel qui disparaît avec Naïm Kattan. Un intellectu­el qui mettait sa culture, son parcours personnel et son érudition au service d’une cause pour permettre aux différents protagonis­tes de se parler, de s’écouter et de se comprendre dans une réelle perspectiv­e de vivre-ensemble. Aujourd’hui, le dialogue culturel semble être le fait d’individus au service d’associatio­ns et d’organisati­ons aux intérêts bien définis, notamment ceux de leurs membres, qui parlent sans s’écouter et sans se comprendre pour imposer leur point de vue et qui sont engagés résolument dans un dialogue de sourds.

C’est toute une conception de l’intellectu­el du dialogue intercultu­rel qui disparaît avec Naïm Kattan

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JACQUES GRENIER LE DEVOIR Selon l’auteur, le discours de Naïm Kattan sur la langue et la foi au sein de l’identité nationale canadienne­française avait un caractère avant-gardiste et peut-être même visionnair­e.

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