La contribution de Naïm Kattan à l’histoire intellectuelle du Québec
La disparition de Naïm Kattan au début du mois de juillet vient nous rappeler l’héritage intellectuel d’un homme qui continue à être largement sous-estimé et fort peu connu. Plusieurs auteurs ont salué avec raison la contribution de l’homme de lettres et du diplomate culturel que fut Naïm Kattan. J’aimerais surtout intervenir pour souligner son apport intellectuel au nationalisme québécois.
Juif irakien arabophone, Naïm Kattan adopta la culture française sur les bancs de l’Alliance israélite universelle qui l’imprégna de l’esprit des Lumières, de la Modernité et des valeurs universalistes françaises. Or, lors de son arrivée à Montréal, en 1949, il constata avec stupéfaction que la culture française sur les bords du Saint-Laurent, loin d’être un universalisme, se confinait à un groupe ethnique qui la protégeait jalousement au sein de ses institutions confessionnelles, ce qui avait pour conséquence, selon Kattan, de tenir à l’écart les non-catholiques francophones et francophiles de la vie française auxquels ils souhaitaient participer.
Dès la fondation par le Congrès juif canadien du Bulletin du Cercle juif, Naïm Kattan s’attela à la tâche à titre de directeur de cette revue mensuelle pour remettre en question les principes traditionalistes de la Survivance, chers aux nationalistes canadiens-français, de la « foi, gardienne de la langue », et de la « langue, gardienne de la foi ». Pour lui, c’était un non-sens que d’associer une langue à une religion. Cela contredisait même les objectifs de la Survivance puisqu’il privait le Canada français d’une vitalité extraordinaire en excluant la participation des Juifs, des protestants et des immigrants francophones, mais aussi des anglophones francophiles, à son espace culturel. Les Canadiens français manquaient une chance historique extraordinaire de répandre à travers le pays, voire le continent, les valeurs humanistes et universelles de la civilisation française et d’en faire une force de progrès. Pour assumer le caractère universel de leur civilisation, il fallait que les Canadiens français acceptent de décloisonner la culture française de l’appartenance religieuse.
Naïm Kattan ne faisait pas cavalier seul. Il arriva au Québec à point nommé au moment où de nombreux intellectuels canadiens-français remettaient en question les rapports entre culture et religion et faisaient la promotion d’un nationalisme renouvelé et progressiste. Le Cercle juif de langue française accueillait des conférenciers qui étaient en symbiose avec la pensée de Naïm Kattan (et vice-versa) tels André Laurendeau, Jean Éthier-Blais, Jean-Marc Léger, René Lévesque, Judith Jasmin et plusieurs autres. La plupart des participants du Cercle juif de langue française partageaient l’idée que la nation canadienne-française — puis québécoise — devait se fonder d’abord sur la culture et la langue plutôt que la religion pour pouvoir s’ouvrir à ceux appartenant à d’autres horizons culturels et religieux et assurer ainsi le devenir de cette nation française en Amérique.
Caractère politique malgré tout
Si l’évolution d’un nationalisme émancipé de ses attaches religieuses pouvait rejoindre les espérances de Naïm Kattan, son caractère de plus en plus politique l’inquiétait surtout à partir des années 1960. Il sentait que le nationalisme québécois, qui s’appuyait sur l’État provincial pour corriger les injustices politiques les plus flagrantes envers les Canadiens français, réduire les inégalités économiques de ceux-ci avec la minorité anglophone et affirmer le français comme la langue officielle, excluait de son projet national les non-francophones et les immigrants francophones — ou du moins ne cherchait pas à les intégrer. De plus, en réaction à l’émergence de ce nationalisme revendicateur, le Congrès juif canadien réclamait que le Bulletin du Cercle juif soutienne ses prises de position pour la défense des principes des droits individuels, du multiculturalisme et du bilinguisme institutionnel. Des principes qui risquaient fort peu de rallier la majorité francophone et cela, Naïm Kattan en était bien conscient. Se sentant sans doute pris entre le marteau et l’enclume, il quitte, en 1968, la direction du Bulletin du Cercle juif pour la direction du Service des lettres et de l’édition du Conseil des arts du Canada. Le Bulletin du Cercle juif n’y survivra pas.
Un riche héritage culturel
Aujourd’hui, alors que Naïm Kattan nous a quittés, que reste-t-il de son héritage intellectuel ? Naïm Kattan fait partie de ceux qui, dans l’aprèsguerre, ont remis en question les rapports entre langue et foi au sein de l’identité nationale canadienne-française et ont fait la critique des frontières confessionnelles rigides au sein du système scolaire francophone qui empêchaient l’intégration des francophones et francophiles non catholiques. On peut aussi voir dans son discours un caractère avant-gardiste, peut-être même visionnaire, puisqu’il souhaitait que la majorité francophone fasse partager son patrimoine culturel et linguistique à tous les habitants du Québec indépendamment de leur origine culturelle et religieuse. Enfin, c’est toute une conception de l’intellectuel du dialogue interculturel qui disparaît avec Naïm Kattan. Un intellectuel qui mettait sa culture, son parcours personnel et son érudition au service d’une cause pour permettre aux différents protagonistes de se parler, de s’écouter et de se comprendre dans une réelle perspective de vivre-ensemble. Aujourd’hui, le dialogue culturel semble être le fait d’individus au service d’associations et d’organisations aux intérêts bien définis, notamment ceux de leurs membres, qui parlent sans s’écouter et sans se comprendre pour imposer leur point de vue et qui sont engagés résolument dans un dialogue de sourds.
C’est toute une conception de l’intellectuel du dialogue interculturel qui disparaît avec Naïm Kattan