Classique
Une remontée du fil de l’histoire permet de mieux cerner en quoi son interprétation se distingue
Les interprètes brassent un large éventail de répertoire au sein duquel la musique française apparaît singulière, voire insaisissable. Pour en comprendre les codes, il faut parfois remonter le fil de l’histoire. « Le seul exercice de la danse peut arracher les mauvaises actions qu’une négligente nourriture aurait enracinées », dit, entre autres, l’Apologie de la danse et la parfaite méthode de l’enseigner tant aux cavaliers
qu’aux dames de François De Lauze, parue en 1623, visant, entre autres, à inculquer l’art du « bel estre ».
Si, pour appréhender l’univers de la musique française, on en revient à Louis XIII, c’est que le ballet de cour, forme musicale majeure de l’époque, est documenté notamment lors d’un « Concert donné à Louis XIII en 1627 par les 24 Violons et par les 12 Grands Hautbois de plusieurs airs choisis de différents ballets ». Oui : 24 violons et 12 hautbois, formation étrange et très conséquente. À ce genre s’ajoutent les ballets à chevaux pour les grands carrousels « au son des Trompettes, des Tymbales & des Tambours ».
Un arsenal instrumental
À la formation attachée à la cour pour jouer cette musique est donc associé un son particulier. Au cours du règne suivant, celui de Louis XIV, cette richesse sonore ne fait que se développer. Comme le note le musicologue Philippe Beaussant, les Violons du Roy constituent « le premier orchestre au sens moderne du mot, c’est-à-dire où la répartition constante des instruments préexiste à la composition des oeuvres et la conditionne ».
Auprès de Louis XIV, le compositeur Lully dispose de tout un arsenal instrumental : flûtes, hautbois, percussions, cuivres, etc. « Comme il a transporté la structure de l’orchestre royal à l’Opéra, on peut dire que ce son français, cette substance sonore spécifique régit toute la musique française à partir de Lully », écrit M. Beaussant.
La caractéristique distinctive associée à la musique française est liée aux instruments à vent, qui font partie de ce que l’on appelait parfois les « instruments de plein air ». Leur rôle s’est développé à la Révolution.
Avant la Révolution de 1789, le grand style français incarné du temps
de Louis XV par Rameau (1683-1764) avait dû affronter l’essor de la musique italienne, promue par JeanJacques Rousseau lors de la querelle des Bouffons. L’une des questions posées était fondamentale : le français est-il approprié à la musique ?
La musique révolutionnaire, musique de célébration, parle au peuple. Les grands musiciens en sont Gossec et Méhul. Le fascinant Gossec, qui vécut de 1734 à 1829, nous amène donc réellement de Rameau à Berlioz ! On trouve dans son Requiem (1760) des ferments tant du Requiem de Mozart que ce celui de Berlioz. Méhul (17631817), cofondateur du Conservatoire de Paris, ouvert à la musique des Européens (Mozart, Haydn, Gluck), développe, lui, la touche française menant directement à Berlioz.
La preuve par Beethoven
« Méhul a triplé la puissance de l’orchestre par son harmonie », note Grétry, alors que Berlioz remarque un « mouvement dramatique, et des explosions de passion d’une violence et d’une vérité effrayantes ».
Nous sommes arrivés au noyau de la singularité française, dès la décennie 1790-1800 : un orchestre enrichi en vents, qui raconte notamment par les vents. C’est là une différence fondamentale qui perdurera au-delà de Debussy et de Ravel et doit être prise en compte dans l’interprétation musicale. Si, dans la tradition germanique ou autrichienne, on part du quatuor à cordes et on colore ce jeu de cordes en fusion avec d’autres instruments (Herbert von Karajan a idéalisé ce son-là), les bois et cuivres enrichis de l’orchestre français sont des personnages dotés de vrais visages : on leur demande d’avoir une personnalité et on cherche leur couleur.
La preuve de cette distinction nous est donnée par Beethoven, qui, fort de son adhésion aux idéaux révolutionnaires, voulut mettre en accord son art et son désir d’obtenir un poste à Paris. La symphonie chez Beethoven ? Plus haut, plus fort, plus explosif ! Deux symphonies de Beethoven sont directement associées à une obsession française : la Troisième et la
Cinquième. Et dans toutes les deux, Beethoven a apporté des innovations d’instrumentation aux vents, par exemple dans le finale de la 5e Symphonie l’apport d’un contrebasson et le rôle majeur du piccolo.
Ironiquement, on notera que Beethoven attendit 1814 pour connaître le plus grand succès viennois de son vivant, celui qui déclenchera une vraie ferveur populaire : La victoire de
Wellington, du « sous-Beethoven » aux yeux de tous désormais, mais une musique digne des compositions révolutionnaires françaises.
Beethoven est aussi le lien qui nous amène à l’interprétation de la musique française. Le 9 août 1828, FrançoisAntoine Habeneck dirige le concert inaugural de l’Orchestre de la Société des concerts du Conservatoire. Cet ensemble, composé des meilleurs musiciens français, dont de nombreux professeurs du Conservatoire de Paris, a été notamment créé pour présenter aux Français les grandes oeuvres orchestrales de Beethoven et son premier concert met en vedette la
Symphonie héroïque. L’orchestre est bien sûr aussi consacré à la défense de la musique française et de la facture instrumentale française, qui diffère de l’allemande, notamment pour les bois (hautbois, clarinette), mais aussi les cuivres. S’ajoute une manière singulière de jouer les instruments : le son du cor, par exemple, est très vibré.
L’interprétation, un paradis perdu
Il y a donc dans l’histoire de la musique orchestrale française, qui part de la danse, fait d’emblée place belle aux vents, se transporte à l’opéra (Lully, Rameau), gagne en dramatisme (Méhul) quitte à risquer la difformité (Berlioz), une place, particulière, faite aux « non-cordes ».
Le pays de la Révolution assume que ces bois, cuivres, percussions, harpes puissent être des personnalités, même si elles jouent en équipe. Le sociologue Bernard Lehmann, qui étudie depuis 25 ans la sociologie de l’art et de la musique, observait d’ailleurs récemment que ce sont « des musiciens d’origine populaire [qui] vont plutôt se retrouver au fond de l’orchestre à jouer les instruments à vent tels que les bois ou les cuivres ».
Uni dans un dessein démiurgique chez Berlioz, le peuple orchestral français va se faire coloriste avec Debussy et Ravel, qui recréent une langue totalement propre, française, après les tentations wagnero-germaniques de certains (Symphonie d’Ernest Chausson, qui choisit la voie d’une assimilation à une tradition germanique). Plus récemment, diverses branches d’un arbre fourni (Messiaen, les spectraux) réunissent Roussel, puis Dutilleux et Connesson.
L’interprétation de la musique française a reposé, au début de l’enregistrement, sur un son orchestral. On captait les témoignages dirigés à Paris par Piero Coppola, Albert Wolff, Walter Straram, puis Desiré-Émile Inghelbrecht, ou le jeune Charles Munch.
Ce vrai son français s’est perdu à la fin des années 1960. L’Orchestre de la Société des concerts du Conservatoire, né en 1828, est mort en 1967 lorsqu’il a été rebaptisé Orchestre de Paris et que Marcel Landowski et Charles Munch tombèrent d’accord pour recruter des cornistes jouant sans vibrato, avant que, trois ans plus tard, Karajan, successeur de Munch, abandonne le basson français au profit du Fagott allemand.
Nous avons détaillé cette mort lors de la présentation du coffret consacré au chef André Cluytens en 2017. Plus que tout autre (puisque Charles Munch, Pierre Monteux et Paul Paray ont enregistré majoritairement avec des orchestres étrangers), ce coffret est un morceau d’histoire.
Michel Plasson pour EMI et Charles Dutoit pour Decca à Montréal ont pris le relais de Munch, Monteux, Paray, Martinon et du Suisse Ansermet. À partir du moment où les orchestres français étaient internationalisés et perdaient leur singularité, une forme d’authenticité d’esprit, une manière de « parler en musique », d’articuler les phrases dans un tableau sonore limpide a pu être revendiquée.
Mais depuis 30 ans, la perte de terrain du répertoire est effrayante. Michel Plasson n’a aucun successeur digne de ce nom. S’ils n’étaient quelques disques intéressants d’Emmanuel Krivine (D’Indy, Ropartz) et FrançoisXavier Roth (Berlioz), des initiatives de Marc Minkowski en faveur d’Offenbach et, par-dessus tout, la miraculeuse existence du Palazzetto Bru Zane, le manque d’expertise, d’appétit et de curiosité des institutions et chefs d’influence n’appelle que le qualificatif d’effrayant.
Il y a dans l’histoire de la musique orchestrale française, qui part de la danse, fait d’emblée place belle aux vents, se transporte à l’opéra (Lully, Rameau), gagne en dramatisme (Méhul) quitte à risquer la difformité (Berlioz), une place, particulière, faite aux « non-cordes ». Le pays de la Révolution assume que ces bois, cuivres, percussions, harpes puissent être des personnalités, même si elles jouent en équipe.