Le Devoir

Classique

Une remontée du fil de l’histoire permet de mieux cerner en quoi son interpréta­tion se distingue

- ANALYSE CHRISTOPHE HUSS

Les interprète­s brassent un large éventail de répertoire au sein duquel la musique française apparaît singulière, voire insaisissa­ble. Pour en comprendre les codes, il faut parfois remonter le fil de l’histoire. « Le seul exercice de la danse peut arracher les mauvaises actions qu’une négligente nourriture aurait enracinées », dit, entre autres, l’Apologie de la danse et la parfaite méthode de l’enseigner tant aux cavaliers

qu’aux dames de François De Lauze, parue en 1623, visant, entre autres, à inculquer l’art du « bel estre ».

Si, pour appréhende­r l’univers de la musique française, on en revient à Louis XIII, c’est que le ballet de cour, forme musicale majeure de l’époque, est documenté notamment lors d’un « Concert donné à Louis XIII en 1627 par les 24 Violons et par les 12 Grands Hautbois de plusieurs airs choisis de différents ballets ». Oui : 24 violons et 12 hautbois, formation étrange et très conséquent­e. À ce genre s’ajoutent les ballets à chevaux pour les grands carrousels « au son des Trompettes, des Tymbales & des Tambours ».

Un arsenal instrument­al

À la formation attachée à la cour pour jouer cette musique est donc associé un son particulie­r. Au cours du règne suivant, celui de Louis XIV, cette richesse sonore ne fait que se développer. Comme le note le musicologu­e Philippe Beaussant, les Violons du Roy constituen­t « le premier orchestre au sens moderne du mot, c’est-à-dire où la répartitio­n constante des instrument­s préexiste à la compositio­n des oeuvres et la conditionn­e ».

Auprès de Louis XIV, le compositeu­r Lully dispose de tout un arsenal instrument­al : flûtes, hautbois, percussion­s, cuivres, etc. « Comme il a transporté la structure de l’orchestre royal à l’Opéra, on peut dire que ce son français, cette substance sonore spécifique régit toute la musique française à partir de Lully », écrit M. Beaussant.

La caractéris­tique distinctiv­e associée à la musique française est liée aux instrument­s à vent, qui font partie de ce que l’on appelait parfois les « instrument­s de plein air ». Leur rôle s’est développé à la Révolution.

Avant la Révolution de 1789, le grand style français incarné du temps

de Louis XV par Rameau (1683-1764) avait dû affronter l’essor de la musique italienne, promue par JeanJacque­s Rousseau lors de la querelle des Bouffons. L’une des questions posées était fondamenta­le : le français est-il approprié à la musique ?

La musique révolution­naire, musique de célébratio­n, parle au peuple. Les grands musiciens en sont Gossec et Méhul. Le fascinant Gossec, qui vécut de 1734 à 1829, nous amène donc réellement de Rameau à Berlioz ! On trouve dans son Requiem (1760) des ferments tant du Requiem de Mozart que ce celui de Berlioz. Méhul (17631817), cofondateu­r du Conservato­ire de Paris, ouvert à la musique des Européens (Mozart, Haydn, Gluck), développe, lui, la touche française menant directemen­t à Berlioz.

La preuve par Beethoven

« Méhul a triplé la puissance de l’orchestre par son harmonie », note Grétry, alors que Berlioz remarque un « mouvement dramatique, et des explosions de passion d’une violence et d’une vérité effrayante­s ».

Nous sommes arrivés au noyau de la singularit­é française, dès la décennie 1790-1800 : un orchestre enrichi en vents, qui raconte notamment par les vents. C’est là une différence fondamenta­le qui perdurera au-delà de Debussy et de Ravel et doit être prise en compte dans l’interpréta­tion musicale. Si, dans la tradition germanique ou autrichien­ne, on part du quatuor à cordes et on colore ce jeu de cordes en fusion avec d’autres instrument­s (Herbert von Karajan a idéalisé ce son-là), les bois et cuivres enrichis de l’orchestre français sont des personnage­s dotés de vrais visages : on leur demande d’avoir une personnali­té et on cherche leur couleur.

La preuve de cette distinctio­n nous est donnée par Beethoven, qui, fort de son adhésion aux idéaux révolution­naires, voulut mettre en accord son art et son désir d’obtenir un poste à Paris. La symphonie chez Beethoven ? Plus haut, plus fort, plus explosif ! Deux symphonies de Beethoven sont directemen­t associées à une obsession française : la Troisième et la

Cinquième. Et dans toutes les deux, Beethoven a apporté des innovation­s d’instrument­ation aux vents, par exemple dans le finale de la 5e Symphonie l’apport d’un contrebass­on et le rôle majeur du piccolo.

Ironiqueme­nt, on notera que Beethoven attendit 1814 pour connaître le plus grand succès viennois de son vivant, celui qui déclencher­a une vraie ferveur populaire : La victoire de

Wellington, du « sous-Beethoven » aux yeux de tous désormais, mais une musique digne des compositio­ns révolution­naires françaises.

Beethoven est aussi le lien qui nous amène à l’interpréta­tion de la musique française. Le 9 août 1828, FrançoisAn­toine Habeneck dirige le concert inaugural de l’Orchestre de la Société des concerts du Conservato­ire. Cet ensemble, composé des meilleurs musiciens français, dont de nombreux professeur­s du Conservato­ire de Paris, a été notamment créé pour présenter aux Français les grandes oeuvres orchestral­es de Beethoven et son premier concert met en vedette la

Symphonie héroïque. L’orchestre est bien sûr aussi consacré à la défense de la musique française et de la facture instrument­ale française, qui diffère de l’allemande, notamment pour les bois (hautbois, clarinette), mais aussi les cuivres. S’ajoute une manière singulière de jouer les instrument­s : le son du cor, par exemple, est très vibré.

L’interpréta­tion, un paradis perdu

Il y a donc dans l’histoire de la musique orchestral­e française, qui part de la danse, fait d’emblée place belle aux vents, se transporte à l’opéra (Lully, Rameau), gagne en dramatisme (Méhul) quitte à risquer la difformité (Berlioz), une place, particuliè­re, faite aux « non-cordes ».

Le pays de la Révolution assume que ces bois, cuivres, percussion­s, harpes puissent être des personnali­tés, même si elles jouent en équipe. Le sociologue Bernard Lehmann, qui étudie depuis 25 ans la sociologie de l’art et de la musique, observait d’ailleurs récemment que ce sont « des musiciens d’origine populaire [qui] vont plutôt se retrouver au fond de l’orchestre à jouer les instrument­s à vent tels que les bois ou les cuivres ».

Uni dans un dessein démiurgiqu­e chez Berlioz, le peuple orchestral français va se faire coloriste avec Debussy et Ravel, qui recréent une langue totalement propre, française, après les tentations wagnero-germanique­s de certains (Symphonie d’Ernest Chausson, qui choisit la voie d’une assimilati­on à une tradition germanique). Plus récemment, diverses branches d’un arbre fourni (Messiaen, les spectraux) réunissent Roussel, puis Dutilleux et Connesson.

L’interpréta­tion de la musique française a reposé, au début de l’enregistre­ment, sur un son orchestral. On captait les témoignage­s dirigés à Paris par Piero Coppola, Albert Wolff, Walter Straram, puis Desiré-Émile Inghelbrec­ht, ou le jeune Charles Munch.

Ce vrai son français s’est perdu à la fin des années 1960. L’Orchestre de la Société des concerts du Conservato­ire, né en 1828, est mort en 1967 lorsqu’il a été rebaptisé Orchestre de Paris et que Marcel Landowski et Charles Munch tombèrent d’accord pour recruter des cornistes jouant sans vibrato, avant que, trois ans plus tard, Karajan, successeur de Munch, abandonne le basson français au profit du Fagott allemand.

Nous avons détaillé cette mort lors de la présentati­on du coffret consacré au chef André Cluytens en 2017. Plus que tout autre (puisque Charles Munch, Pierre Monteux et Paul Paray ont enregistré majoritair­ement avec des orchestres étrangers), ce coffret est un morceau d’histoire.

Michel Plasson pour EMI et Charles Dutoit pour Decca à Montréal ont pris le relais de Munch, Monteux, Paray, Martinon et du Suisse Ansermet. À partir du moment où les orchestres français étaient internatio­nalisés et perdaient leur singularit­é, une forme d’authentici­té d’esprit, une manière de « parler en musique », d’articuler les phrases dans un tableau sonore limpide a pu être revendiqué­e.

Mais depuis 30 ans, la perte de terrain du répertoire est effrayante. Michel Plasson n’a aucun successeur digne de ce nom. S’ils n’étaient quelques disques intéressan­ts d’Emmanuel Krivine (D’Indy, Ropartz) et FrançoisXa­vier Roth (Berlioz), des initiative­s de Marc Minkowski en faveur d’Offenbach et, par-dessus tout, la miraculeus­e existence du Palazzetto Bru Zane, le manque d’expertise, d’appétit et de curiosité des institutio­ns et chefs d’influence n’appelle que le qualificat­if d’effrayant.

Il y a dans l’histoire de la musique orchestral­e française, qui part de la danse, fait d’emblée place belle aux vents, se transporte à l’opéra (Lully, Rameau), gagne en dramatisme (Méhul) quitte à risquer la difformité (Berlioz), une place, particuliè­re, faite aux « non-cordes ». Le pays de la Révolution assume que ces bois, cuivres, percussion­s, harpes puissent être des personnali­tés, même si elles jouent en équipe.

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Ballet de la nuit, le 23 février 1653, au Petit-Bourbon
MAURICE LELOIR Louis XIV quand il incarne le Soleil levant dans le Ballet de la nuit, le 23 février 1653, au Petit-Bourbon

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