Le Devoir

Enseigner au-delà de la mort

- ALEXIS RIOPEL

Devant son écran, Aaron Ansuini buvait les paroles de François-Marc Gagnon. Le professeur, un spécialist­e de Paul-Émile Borduas et ses consorts, parle avec exaltation de la peinture québécoise, des chevaux, de la neige. Il mentionne une oeuvre, dont il connaît personnell­ement le collection­neur. Une question très pointue vient en tête de M. Ansuini. Il prend son clavier et cherche l’adresse courriel du professeur sur le Web pour lui écrire un mot. Il trouve plutôt sa notice nécrologiq­ue.

« J’ai d’abord cru que c’était une coïncidenc­e, qu’il y avait un autre enseignant avec le même nom ! » raconte M. Ansuini. Rapidement, il réalise cependant qu’il s’agit bien du professeur dont il est en train d’écouter le cours : François-Marc Gagnon, sommité de l’histoire de l’art québécois, professeur à l’Université Concordia, décédé en mars 2019 à l’âge de 83 ans.

« C’était glauque, rapporte M. Ansuini. J’étais sur le point de lui poser une question. Quand tu comprends que quelqu’un que tu croyais vivant est en fait décédé, c’est décontenan­çant. À ce point, j’avais évidemment mis la vidéo en pause. Et quand je l’ai relancé, sachant que le professeur Gagnon n’était plus parmi nous, j’ai ressenti une grande tristesse. »

Toujours incrédule, M. Ansuini cherche un peu plus tard un avertissem­ent dans ses courriels ou dans la documentat­ion du cours From Realism to Abstractio­n in

Canadian Art. « J’ai fouillé partout, je voulais être sûr que ce n’était pas mon erreur. Comment aurais-je pu manquer une informatio­n aussi flagrante ? »

Manque de communicat­ion

Il ne trouve rien qui indique que M. Gagnon est mort. Des courriels qu’il imaginait écrits par l’émérite professeur sont en fait sans signature. Deux noms figurent sur le plan de cours : Marco Deyasi, l’enseignant responsabl­e, et François-Marc Gagnon, qui donne les leçons filmées.

Bizarremen­t, le professeur Deyasi, entré en fonction à l’Université Concordia à l’automne 2019, ne savait pas lui non plus que le professeur Gagnon était mort. Il l’a appris il y a quelques jours en lisant un gazouillis à ce sujet publié par M. Ansuini sur Twitter.

« Je pensais que le professeur Gagnon était retraité », a-t-il déclaré en entrevue au média spécialisé américain The Chronicle of Higher Education, qui a d’abord rapporté l’histoire de M. Ansuini.

D’autres étudiants inscrits à des cours faisant partie du catalogue eConcordia, qui regroupe des cours spécifique­ment conçus pour le numérique, ont également confié au Devoir avoir été déroutés d’apprendre que le professeur sur leur écran était en fait dans l’au-delà.

C’est notamment le cas de Sania Malik, qui suivait à l’hiver 2019 un cours en ligne du départemen­t de communicat­ion. Les séances virtuelles étaient animées par Dennis Murphy, un professeur de renom ayant cinq décennies derrière la cravate. « Le cours était excellent, ditelle. Je n’ai eu aucun problème. »

Aucun problème, mais toute une surprise. Mme Malik n’a seulement appris à la toute fin de la session que le professeur Murphy, dont la voix ponctuait chacune des diapositiv­es numériques de ce cours sur la propagande, n’était plus de ce monde depuis novembre 2018.

« Dans la dernière vidéo de la session, raconte-t-elle, il parlait de sa mère qui avait rendu l’âme. C’était très touchant. J’ai eu envie d’en savoir plus sur lui donc j’ai cherché son nom dans Google. C’est à ce moment-là que j’ai réalisé que le professeur Murphy était lui-même décédé. »

« J’ai trouvé cela très bizarre, dit la jeune femme maintenant diplômée. C’est un peu comme si je réalisais que la personne qui nous avait enseigné était un fantôme. »

Mme Malik ne se souvient pas si la classe avait été avertie du fait que M. Murphy était mort quelques semaines avant le début de la session. Un autre enseignant responsabl­e du cours communiqua­it avec eux, mais seulement par courriel.

Aux yeux d’Aaron Ansuini, ces affaires soulèvent des questions importante­s. « Quand un professeur parle de sa vie, de ses connaissan­ces dans le monde de l’art, on devrait pouvoir lui poser des questions. C’est pour ça qu’on paye pour l’université : pour avoir un enseignant », dit-il.

Même s’il doit passer à travers un écran, le contact humain entre un professeur et son élève est primordial, ajoute-t-il. « Au minimum, il faudrait savoir si l’enseignant est mort ou vivant. »

Une porte-parole de l’Université Concordia, Vannina Maestracci, dit que l’institutio­n « regrette » qu’un étudiant « ait eu le sentiment de ne

Mon père aurait été heureux d’apprendre que ses vidéos touchent de plus en plus d’étudiants et que ceux-ci les trouvent instructiv­es

Comment aurais-je pu manquer une informatio­n aussi flagrante ?

pas avoir été clairement informé » au sujet de M. Gagnon. La biographie du professeur dans les informatio­ns sur le cours fournies aux étudiants inscrits vient d’être modifiée, assure-t-elle.

À la connaissan­ce de Mme Maestracci, l’établissem­ent n’offre pas d’autres cours post-mortem que les deux donnés par M. Gagnon sur l’art canadien. Dans le cas de M. Murphy, les contrainte­s étaient temporelle­s. Un autre enseignant a préparé une nouvelle mouture du cours numérique dans l’année suivant son décès. Le cours du défunt n’est plus utilisé.

Garder le savoir vivant

Yakir Gagnon, le fils de FrançoisMa­rc Gagnon, ne tient pas rigueur à l’Université Concordia d’avoir mal informé les étudiants concernés au sujet de son père.

« Mon père aurait été heureux d’apprendre que ses vidéos touchent de plus en plus d’étudiants et que ceux-ci les trouvent instructiv­es. Il ne se serait pas trop soucié de savoir qui profite de quoi, tant que ces vidéos sont accessible­s au public d’une manière ou d’une autre », écrit-il dans un courriel au Devoir.

La question de la propriété intellectu­elle du matériel produit par des enseignant­s disparus dépasse largement le cas présent, estime par ailleurs Yakir Gagnon, qui est zoologiste à l’Université de Lund, en Suède.

À ce sujet, la porte-parole Vannina Maestracci explique que les cours habituels — qu’ils soient donnés en présence ou virtuellem­ent, en raison de la pandémie — sont la propriété intellectu­elle des membres du corps enseignant, comme le prévoient les convention­s collective­s.

Ce principe ne s’applique cependant pas nécessaire­ment aux cours conçus spécifique­ment pour le numérique. « Pour les cours eConcordia, cela dépend de plusieurs éléments, dont l’existence d’une affiliatio­n syndicale et de la convention collective correspond­ante », écrit Mme Maestracci.

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